"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
29 Novembre 2015
Nourredine Bouderba, spécialiste des questions sociales démonte inexorablement les arguments et les fausses évidences invoqués par les experts néolibéraux pour justifier la liquidation du soutien des prix de large consommation que le pouvoir veut décider. Il s'indigne contre "l'iniquité de la répartition des richesse" en Algérie, mettant notamment en parallèle la lourdeur de la fiscalité sur les salaires et celle, dérisoire, sur revenu du capital imposée par les conglomérats oligarchiques. L'expert progressiste propose une autre stratégie de mobilisation des ressources financière que l'austérité à sens unique qui marque le projet de loi des finances 2016. Il démontre notamment l'inefficacité du "ciblage" de l'aide social qui "ne vise qu’à réduire la protection sociale et ne fera que creuser les inégalités et augmenter la pauvreté".
A la veille du vote des député sur la loi des finances, il conclut : "Les députés de la présente APN resteront l’histoire quel que soit leur vote. Ils seront les représentants du peuple qui auront su dire non au bradage du patrimoine national tout en préservant la cohésion de la nation ou plutôt ceux qui ont légalisé ce bradage avec toutes ses conséquences annoncées".
Projet de la loi de finances 2016 : L’oligarchie contre la société
Par Nouredine Bouderba, 27 novembre 2015
(...) En Algérie, comme dans la majorité des pays en développement, les transferts sociaux et les subventions jouent un rôle important dans la lutte contre les inégalités et la pauvreté. Ils représentent une composante majeure de la protection sociale des populations car les prix internationaux élevés pour la nourriture et l’énergie sont hors de portée des revenus de la population.
Les salaires en Algérie sont très bas et, ce n’est un secret pour personne, l’impôt sur le revenu composé dans sa quasi-totalité par la contribution des salariés a, depuis 2011, dépassé l’impôt sur les sociétés. Les experts nous disent "C’est normal, dans tous les pays du monde l’impôt sur le revenu est supérieur à l’impôt sur les sociétés-dixit Mr Lamiri ». Cette affirmation est vraie pour les pays développés pour la simple raison que la part des salaires dans le PIB y est partout supérieure à 50 % atteignant même 75 % pour certains d’entre eux alors que pour l’Algérie elle est à peine égale à 27,0% (calculée selon les données du ministère des finances 2014) alors qu’elle était de 34,7 % en 1993 . Même dans les pays voisins l’impôt sur les sociétés est supérieur à celui des salariés bien que le ratio salaires/PIB est supérieur à celui de l’Algérie et dépasse les 35 %.
Même avec les subventions les prix à la consommation ne sont pas aussi bas pour un algérien. Selon les statistiques françaises (UFC-Que choisir-2014) le prix d’un litre d’essence super à la pompe représentait le salaire moyen de moins de 05 minutes de travail pour un français alors qu’à la même année un algérien devait travailler 6 minutes 20 sec pour s’acheter un litre d’essence. Pour se procurer un litre de lait Il fallait 30 secondes de travail à un français contre 7 min à un algérien, 14 minutes à un français contre 40 min à un un algérien pour un litre d’huile, 5 min contre 6 heures 25 min pour un kg de viande de bœuf. Pour s’acheter une chaussure à bas prix il fallait 1 heure de travail à un français contre 10heures à un algérien et enfin pour consulter un médecin généraliste un français devait travailler 1 heures 24 min alors que l’algérien devait le faire pendant 5 heures.
Il n’est pas vrai de dire qu’il y a surconsommation en Algérie :
Certains experts nous répètent souvent que l’algérien est un goinfre coupable de surconsommation et de gaspillage mais évitent soigneusement de nous préciser leur référence et leurs normes et lorsqu’ils leur arrivent de donner des chiffres ils nous balancent souvent des chiffres qui ne correspondent pas à la réalité. Or que nous apprennent les chiffrent officiels ?
L’analyse de l’évolution de la part de la consommation des ménages dans le PIB en comparaison avec celle de l’Investissement met en évidence l’iniquité de la répartition des richesses en Algérie au profit du capital et au détriment des citoyens qui vivent de leur labeur. La part de la consommation des ménages était égale à 61,8 % en 1989 soit une valeur très proche de celles enregistrées dans les pays voisins et dans les pays de l’OCDE. Depuis 1990 et sous l’effet du programme d’ajustement structurel imposé par le FMI, ce ratio n’a cessé de diminué pour atteindre 51,6% en 1995, 41,6% en 2000 et 30,2% en 2008. A partir de 2009 et suite à la hausse relative des revenus salariaux elle a commencé à se redresser légèrement pour se situer à 36,4 % en 2014 mais sans jamais atteindre ses niveaux des années 1980. A titre de comparaison la part de la consommation des ménages dans les pays voisins ainsi que la moyenne observée dans tous les pays de l’OCDE a, depuis les années 1980 oscillé entre 60 % et 70 % du PIB. En 2013 elle était égale à 60,8% au Maroc, 68 % en Tunisie, 80,8% en Egypte et 61,8% en moyenne dans les pays de l’OCDE. Cette baisse de la consommation des ménages en Algérie s’est faite, bien sûr, au profit des entrepreneurs à travers la formation brute du capital fixe dont le ratio FBCF/PIB après avoir oscillé entre 20 et 25 % de 1989 à 2007 a explosé pour dépasser dès 2009 celui de la "consommation des ménages"/PIB (soit 36,7% contre 36,4% en 2014). Pourtant cette évolution de l’investissement ne s’est pas traduite, ces dernières années, par des taux de croissance économique en rapport avec ce ratio. Même exprimée en dollars 2005 constant (pour tenir compte de l’inflation) la consommation par an et par habitant des ménages en Algérie est inférieure à 1000 dollars alors qu’elle dépassait 1200 dollars durant la période 1981-1987.
L’enquête sur la consommation des ménages pour 2011 réalisée par l’ONS a mis en évidence que la part des dépenses globales pour l’alimentation a été de 41,78% en 2011 Mais une analyse par déciles permet d’affirmer que 80 % de la population (D1 à D8) consacrent plus de 50 % de leurs dépenses réelles (hors loyers fictifs) à l’alimentation (Ce coefficient budgétaire dépasse 60% pour les 30 % d’algériens les plus démunis contre 28 % seulement pour les plus aisés (D10)). Certains ont conclu hâtivement que les algériens sont des boulimiques qui ne pensent qu’à leur ventre (comprenez l’algérien lambda car les riches n’y consacrent que 28 %).
En 1857, le statisticien prussien Engel mettait en évidence que "plus une famille est pauvre, plus grande est la proportion de ses dépenses consacrée à l’alimentation ". Cette loi continue d’être pertinente aujourd’hui à tous les niveaux de développement et dans toutes les régions du monde. Elle met en évidence la pauvreté qui sévit en Algérie et les inégalités qui l’accompagnent comme l’illustrent les ratios ci-dessus mais aussi l’écart qui sépare le niveau de vie de l’algérien de celui d’un citoyen des pays de l’OCDE puisqu’en moyenne ce dernier ne consacre que 15 % à l’Alimentation.
En matière de consommation d’énergie les antis subventions ont recours parfois à la surenchère en guise d’arguments afin de frapper les esprits. Ils nous disent par exemple « qu’encouragée par les bas prix, la consommation énergétique de l’Algérie a triplé entre 2005 et 2014 » et « la consommation moyenne d’énergie de l’Algérien est le triple de la moyenne mondiale » – El watan du 05/10/2015- .
En réalité, entre 2005 et 2014 la consommation n’a augmenté que de 73 % et non 200 % (APRUE). En 2012, par habitant et par an un Algérien a utilisé, en moyenne 1 237 kg d’équivalent pétrole (kgep) d’énergie contre une moyenne mondiale de 1 898 kgep/hab et 4 182 kgep pour un citoyen des pays de l’OCDE. Même comparé aux citoyens de tous les pays exportateurs du pétrole du monde l’Algérien est celui qui consomme le moins d’énergie en comparaison avec le Libyen (2 729), l’Iranien (2 883), le Vénézuélien (2 558) et très nettement au-dessous de la consommation moyenne d’un résident des pays du Golf (supérieure à 6 000 kgep/hab dans chacun d’entre eux).(données banque mondiale 2015).
La même constatation peut être faite en matière de consommation d’électricité. En 2012, l’Algérien a consommé en moyenne, 1236 kwh contre une moyenne mondiale de 3 064 kwh par habitant (8 082 kwh/hab pour les pays de l’OCDE). Là aussi l’Algérien se retrouve dernier au classement en comparaison avec ce que consomment en moyenne les citoyens dans la totalité des pays exportateurs du pétrole. Cette consommation est de 2762 kwh/hab en Iran, 3413 au Vénézuéla et 4707 en Libye. Au même moment un citoyen des pays du golf a consommé entre 8 400 kwh/an (Arabie saoudite) et 16 000 kwh/hab (Qatar). Même en Tunisie (avec 1 411 kwh/hab/an) et en Egypte (1 700 kwh/hab), pays importateurs de pétrole et de gaz la consommation d’électricité par habitant a été supérieure à celle de l’Algérie. (BM-2015)
Même en termes de développement durable, en 2011 le taux d’émission de CO2 en Algérie (3.316 tm/hab) est largement inférieur à la moyenne mondiale observée (4.94 tm/hab) et à celui enregistré dans chacun des pays producteurs d’hydrocarbures. (BM-2015).
Au sujet des prix de l’électricité et des carburants
Comme noté plus haut tous les pays en voie de développement producteurs d’hydrocarbures subventionnent les prix de l’énergie en prenant comme référence le cout marginal de long terme afin de faire bénéficier leur population et non les multinationales ou les capitalistes locaux de la rente . C’est ce que veulent annuler les néo libéraux pour orienter ce différentiel vers le capital pudiquement désigné sous le vocable investissement même s’ils nous disent que ce différentiel pourra être orienté vers la santé et l’éducation. Pourtant, ne craignant nullement la contradiction les antis subventions, dès qu’on leur parle santé, nous assènent que les soins coutent très cher à l’état et qu’il appartient au citoyen de mettre la main à la poche ou que la quantité n’a pas donné de résultats dans l’éducation et qu’il faut cibler la qualité maintenant en instaurant une sélection par l’argent bien sûr.
Le FMI, La banque mondiale, les spécialistes locaux, certains politiques et le gouvernement pour justifier l’augmentation des prix de l’électricité et des carburants nous balancent que « tous les pays abandonnent les subventions, le Koweït les a supprimées, les émirats arabes ont fait de même ainsi que les USA. Or qu’en est-il en réalité ?
En octobre 2014 Le Koweït a triplé le prix du diesel et du kérosène, carburants qui sont très peu consommés en les portant de 19 cents de dollar à 59 cents par litre mais a maintenu intacte la subvention de l’électricité et de l’essence qui est le carburant le plus utilisé dont le prix à la pompe est toujours 0.22 cents de dollars le litre. A titre comparatif en 2014 le litre d’essence coutait 0.27 cents de dollars le litre. En Arabie Saoudite le litre d’essence coute s (0.16 cents de dollars) et au Venezuela 0.08 cents de dollar le litre.
Mais le plus important est que les « subventions d’énergie » représentent une très grande part dans le revenu des algériens comparativement à ces pays qui ont des salaires autrement plus élevées qu’en Algérie. L’Arabie Saoudite par exemple a dès le début de l’hiver arabe, que certains appellent printemps, décidé d’octroyer l’équivalent de deux mois de traitement à tous ses fonctionnaires qui bénéficiaient déjà de très haut salaires. Ce qui est le ca s de tous les pays du Golf.
Faut-il cibler les transferts sociaux ?
Le gouvernement a déclaré vouloir supprimer les transferts sociaux et les subventions en les remplaçant par des transferts ciblés en direction des démunis
Les sociologues suédois Walter Korpi et Joakim ont identifié ce qui est connu sous le vocable du paradoxe de la redistribution qui stipule que « plus les programmes sont ciblés vers les pauvres, plus leur qualité et leur taille s’amenuise, jusqu’à ne plus permettre de réduire véritablement la pauvreté et l’inégalité » (Korpi et Palme, 1998). Amartya Sen a noté pour sa part que « les bénéfices destinés exclusivement aux pauvres finissent souvent par être de pauvres bénéfices » (Sen, cité dans Mkandawire, 2005). Plusieurs études confirment que les mesures universalistes réduisent davantage la pauvreté que les programmes ciblant directement les pauvres, notamment parce que la taille du budget consacré aux mesures sociales n’est pas fixe (Pontusson, 2005 ; Mahler et Jesuit, 2006).
En 2012 un rapport de l’OCDE, organisme qui a pourtant toujours défendu le ciblage, notait que dans les pays ou les transferts ne sont pas universalistes mais ciblés « les inégalités du revenu disponible des ménages comme le taux de pauvreté sont nettement supérieurs à la moyenne de l’OCDE » (Inégalités de revenus et croissance : le rôle des impôts et des transferts-OCDE-2012.).
En 2014 l’OCDE, toujours, va plus loin en affirmant que "Lorsque les systèmes de transferts sociaux sont fortement ciblés, les baisses des dépenses sont davantage susceptibles de nuire aux plus démunis " (OCDE : panorama de la société 2014) et qu’au "Brésil les revenus du travail ont contribué pour 58% au recul des inégalités entre 2001 et 2011. Les transferts sociaux viennent en seconde position avec une contribution de 23 % tandis que les transferts monétaires conditionnels (transferts ciblés) y ont contribué pour 13 % ». (OCDE novembre 2014).
Comme on le voit le ciblage ne vise qu’à réduire la protection sociale et ne fera que creuser les inégalités et augmenter la pauvreté.
Mais où trouver l’argent pour financer le budget de l’état ?
1- Bien sûr relancer la croissance par la relance de l’investissement productif et la lutte contre les compradores
2- La création de l’emploi et l’augmentation du taux d’activité surtout des femmes qui avec 15 % est l’un des plus faibles au monde
3- La lutte contre la corruption, l’instauration de la démocratie, de la transparence et de la justice sociale gages de la mobilisation et de la cohésion de la nation.
4- En 2013, les exonérations et autres réductions fiscales se sont élevées à 1 150 milliards de dinars (chiffres du ministère des finances) soit l’équivalent de 14.74 milliards de dollars sans contrepartie réelle pour l’économie.
5- Le rapport de la cour des comptes pour l’exercice 2011 fait ressortir un montant édifiant de restes à recouvrer (RAR) de l’ordre de 7 937 milliards de dinars au 31 décembre 2011.
6- Tous les, spécialistes évaluent l’évasion fiscale au bas mot à 300 milliards de dinars.
7- En 2013, six (06) millions 349 mille occupés sur un total (dix) 10 millions 788 mille relevaient du secteur privé dont 3 millions salariés et 3 millions 349 mille non-salariés (ONS 2013). Le nombre des travailleurs salariés non déclarés à la sécurité sociale était de 4 millions 578 mille. Par statut trois salariés sur quatre (75,5 %) du secteur formel n’étaient pas affiliés contre deux indépendants sur trois (69%) pour le secteur informel. Autrement dit c’est dans le secteur formel que la plus grande fraude est enregistrée.
Calculée sur la base du salaire national moyen du secteur privé (ONS 2014) le montant de l’évasion sociale pour l’année 2014 est estimée ainsi à 650 milliards de dinars soit pratiquement l’équivalent de la totalité des pensions de retraite servies par la CNR et la CASNOS cette année. La moitié de cette évasion relève du secteur privé formel.
En conclusion les députés de la présente APN resteront l’histoire quel que soit leur vote. Ils seront les représentants du peuple qui auront su dire non au bradage du patrimoine national tout en préservant la cohésion de la nation ou plutôt ceux qui ont légalisé ce bradage avec toutes ses conséquences annoncées.
Source: Raina-dz