"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
7 Décembre 2015
" les activités concurrentielles sont concentrées principalement dans le domaine des matières premières et des industries extractives. Nous serons en mesure d’atteindre nos objectifs ambitieux en matière de sécurité et de développement social, de créer des emplois modernes et d’améliorer les conditions de vie de millions de nos habitants seulement si nous changeons la structure de notre économie » a déclaré Vladimir Poutine dans son message à la Nation du jeudi 3 décembre. Spécialiste de la Russie, Jacques Sapir expose et commente sur son blog les priorité définies.
Poutine, l’économie et la souveraineté
Par Jacques Sapir, 6 décembre 2015
EXTRAITS
(...) Vladimir Poutine a rappelé l’engagement du gouvernement russe dans le processus de mutation de l’économie, afin de réduire progressivement le poids du secteur des matières premières. Mais, il a aussi placé cette stratégie économique dans le cadre d’une priorité stratégique : celle de limiter le plus possible les vulnérabilités de la Russie. Ceci signifie que l’économie n’est pas, n’est plus, une fin en soi. Ce tournant n’a pas été suffisamment signalé, ni même compris. De plus, il convient ici de dire que Vladimir Poutine a clairement dressé une liste des priorités pour l’action du gouvernement russe. Et, l’ordre de ces priorités n’est pas sans importance.
1-La nécessité de continuer la restructuration de l’économie
Le premier point évoqué par le Président concerne la nature de l’économie russe. Elle est décrite en ces termes : «…les activités concurrentielles sont concentrées principalement dans le domaine des matières premières et des industries extractives. Nous serons en mesure d’atteindre nos objectifs ambitieux en matière de sécurité et de développement social, de créer des emplois modernes et d’améliorer les conditions de vie de millions de nos habitants seulement si nous changeons la structure de notre économie ». Le changement dont il est question concerne le développement d’une base manufacturière moderne dans l’économie russe. Le Président russe ajoute qu’existent des entreprises industrielles, agricoles, et agro-industrielles modernes et rentables en Russie, mais qu’il n’y en a pas assez. Il ajoute alors : « notre objectif est d’avoir une croissance rapide du nombre de ces entreprises dans tous les secteurs ». Pour atteindre cet objectif, il indique l’importance des programmes de substitution aux importations et de soutien aux exportations.
Par ailleurs, et ce point évoqué dans une autre partie du discours doit être compris comme une application de cette première priorité, Vladimir Poutine a exprimé le désir que la Russie devienne le premier exportateur de biens alimentaires sans OGM. On comprend que l’objectif du Président russe n’est pas simplement la modernisation du tissue économique, et une moindre dépendance vis-à-vis des hydrocarbures. En fait, ce que vise Vladimir Poutine c’est d’imposer une place nouvelle de la Russie dans la division du travail mondiale. Il entend que la Russie se situe comme un exportateur de biens « nécessaires », qu’il s’agisse de biens à forte composition technique (ou biens dits « à haute valeur ajoutée ») ou qu’il s’agisse de matières premières dont on ne puisse se passer. Cette place est pour lui une nécessité pour des raisons stratégiques. Si la Russie veut pouvoir peser dans un monde devenu multipolaire elle ne peut le faire uniquement par le biais militaire ou diplomatique. Elle doit aussi développer d’autres instruments de sa puissance et la puissance économique, directement comme indirectement, en est un (...)
2-La nécessité de soutenir les branches temporairement en difficultés et les ménages économiquement vulnérables
Les points deux et trois dans la liste des priorités dressée par Vladimir Poutine concernent les branches industrielles rencontrant conjoncturellement des difficultés ainsi que les ménages qui sont dans une situation de vulnérabilité économique. Ces deux points sont d’ailleurs liés. Les ventes au détail ont largement baissé et le salaire moyen s’est contracté depuis janvier 2014. Cela a conduit à des baisses d’activités importantes dans la construction (essentiellement de logements) mais aussi dans l’automobile et les industries légères.
Vladimir Poutine évoque à leur sujet des programmes de subvention qui seront financés par des fonds spécialement mis à disposition par le gouvernement. Une procédure similaire avait été utilisée lors de la crise mondiale de 2008-2010, mais ces aides financières avaient été très longues à se manifester aux entreprises qui en avaient besoin. Cela pose donc le problème de la qualité de l’exécution des politiques publiques en Russie. Le Président Poutine s’est à de nombreuses reprises exprimé sur ce point. Il est évident que le gouvernement de la Russie a bien conscience que les choses restent très perfectibles dans ce domaine. Des progrès ont été enregistrés depuis 2010. Mais, les contacts que j’ai pu avoir à la suite de ce discours avec des responsables d’entreprises russes montrent bien qu’il y a à la fois un vrai espoir mais aussi une véritable inquiétude. En ce qui concerne la construction, un secteur qui est de plus touché par les sanctions prises par la Russie contre la Turquie (beaucoup d’entreprises turques opèrent dans le bâtiment), il semble que le gouvernement ait décidé de lancer un programme d’investissement public en particulier en ce qui concerne les infrastructures ferroviaires.
Dans le domaine social, Poutine indique qu’il est « …impératif de soutenir les ménages à faibles revenus et les groupes de citoyens qui sont vulnérables ». Ceci n’étonnera personne et l’analyse du budget pour 2016 montre que les dépenses du « bloc social » ont été largement maintenues. Poutine reconnaît aussi les « responsabilités accrues » du gouvernement dans la situation actuelle envers les personnes, et ceci essentiellement dans trois secteurs, la démographie, l’éducation et la santé. Il indique la nécessité de redoubler d’efforts dans ce domaine. Le fait que la question sociale apparaisse en point deux sur la liste des priorités fixées par la Président est important. Mais, ici encore, le discours est très peu précis et ne contient pas de déclarations spécifiques sur des programmes précis. Or, on a vu que le niveau de vie global a baissé depuis un an. De plus, un soutien financier aux ménages à bas revenu aurait pour effet indirect d’accroître la demande pour des biens produits en Russie. On sait que les ménages dont le revenu est situé au-dessus de la moyenne consomment proportionnellement plus de biens importés. De ce point de vue, il y a un lien entre la politique sociale et la politique économique.
Il apparaît que le gouvernement russe veut conserver son pouvoir discrétionnaire d’augmenter certaines pensions. Mais, le point important sera de savoir si le tournant vers un « Etat Social » sera pris dans les prochains mois. De fait, des éléments de cet « Etat Social » existent d’ores et déjà en Russie. Le gouvernement, en interaction avec les grandes entreprises, a fait le choix d’utiliser le travail à temps partiel et non les allocations chômage comme moyen de garantie du revenu. De fait, le taux de chômage, en dépit de la crise, est resté très faible, entre 5,4% et 5,5% (il est de 10,4% en France). Cet usage de la réduction du temps de travail (et donc du salaire) et de l’emploi à temps partiel (avec des semaines de 26 à 28h au mois de juin dans les entreprises les plus touchées par la chute de la demande) permet à l’entreprise de pouvoir rapidement remonter en volume de production quand la demande est à nouveau importante. C’est d’ailleurs ce qui se passe actuellement dans certaines branches (comme le matériel électrique) où la production s’accroît de manière notable. Mais, ces pratiques restent gérées par l’entreprise et ne sont pas accompagnées de programmes de formation professionnelle. Or si le projet de transformation de l’économie, avec une réduction de la part des services et une montée de l’emploi industriel, est bien mené à son terme le problème de la formation professionnelle se posera de manière évidente.
3. La question du budget
Le quatrième point dans la liste des priorités établie par Vladimir Poutine concerne le budget de la Russie. Il déclare à ce sujet : « Quatrièmement, il est impératif d’aboutir à un budget équilibré. Ceci, bien entendu, n’est pas un objectif en soi mais constitue un prérequis pour la stabilité macroéconomique et pour notre indépendance financière ».
Si la mention de la « stabilité macroéconomique » était attendue dans ce contexte, celle de l’indépendance financière confirme que l’ensemble des processus tant économiques que financiers sont perçus par Vladimir Poutine, et très certainement par une large partie de l’élite politique russe, à travers le prisme de l’indépendance politique, c’est à dire de la souveraineté. Cela confirme ce que l’on pouvait dire au sujet de la première des priorités (...).
4. Les relations entre le gouvernement et le monde des affaires
Ce point est le dernier dans la liste des priorités annoncées par Vladimir Poutine. On sait qu’il accorde une grande importance à ce thème. Ce dernier prend d’ailleurs une dimension politique si l’on considère que ce « monde des affaires » doit lui aussi connaître de profonds changements avec l’émergence d’un groupe social d’entrepreneurs innovants à côté des entrepreneurs déjà existants. Ici, Poutine se contente de réaffirmer ce qu’il a dit depuis plus d’un an. Il insiste, une nouvelle fois, sur les libertés dont doivent jouir ces entrepreneurs : « Je crois que l’entreprise libre est l’aspect le plus important du bien-être économique et social. La liberté entrepreneuriale est quelque chose que nous devons accroître pour répondre à toutes les restrictions qui nous sont imposées ».
Cette déclaration est importante, mais ceux qui auraient l’impression que Vladimir Poutine fait du Macron risquent de se tromper lourdement. La seconde phrase nous indique en effet que la liberté entrepreneuriale est nécessaire à la Russie en raison du régime des sanctions. Alors, on peut penser qu’un Vladimir Poutine, qui serait profondément libéral, chercherait à justifier une ode aux entrepreneurs par des raisons conjoncturelles. Mais, en réalité, et de nombreux autres fragments du discours le prouvent, Vladimir Poutine est « agnostique » quant au libéralisme. Assurément, il est un des responsables de la Russie qui a le plus mesuré les impasses de l’ancien système soviétique. Ceci explique son engagement envers une économie que l’on peut considérer comme « ouverte ». Mais, il a pu mesuré aussi la faiblesse des « capitalistes » en Russie. Il est d’ailleurs symptomatique qu’il parle d’entrepreneurs et non de capitalistes. Le premier terme, outre le fait qu’il est moins chargé politiquement que le second, désigne qui « entreprend » et non celui qui est propriétaire. Et il est symptomatique que Poutine, avec et après d’autres dirigeants de la Russie, mette l’accent sur la capacité à innover et à entreprendre.
Cela implique, bien évidemment, que les entreprises soient « libres », c’est à dire puisse être créées et puissent se développer librement. Dans le contexte de la Russie, et quand on connaît les habitudes de l’administration, ou plus précisément des administrations russes, ceci est important. Les administrations, qu’elles soient régionales ou fédérales, ont tendance spontanément à élargir leurs domaines d’attribution. D’où les enchevêtrements de compétences, que dénonce Vladimir Poutine. Ce dernier affirme, dans une autre partie de son discours, qu’un marché a besoin de réglementations, et on a vu plus haut toute l’importance qu’il donne à la stricte application de la réglementation fiscale. Encore faut-il que ces réglementations soient clairement définies, et que leur application soit clairement délimitée. On revient ici à l’une des plaies – historiques – de la Russie, la qualité (ou l’absence de qualité) des administrations publiques. Ce problème est moins celui des têtes des administrations, ou bien souvent on trouve des personnes d’une extrême compétence, que celui du fonctionnaire moyen. Et l’on rappelle ici ce proverbe russe : « sur chaque colline, il y a un Napoléon ». Il dit bien l’appropriation du pouvoir par les fonctionnaires locaux, souvent pour des raisons financières – et il est vrai que ces fonctionnaires sont souvent mal payés – mais aussi pour des raisons de pouvoir (...)
Ce discours, en dépit des incertitudes qu’il contient, mais aussi du fait de ces mêmes incertitudes, est donc un discours important. Il montre bien que, pour Vladimir Poutine, la question essentielle est celle de la souveraineté de la Russie, et que cette question détermine alors des choix économiques, sociaux et monétaires. Ce discours confirme bien que, dans la Russie de Vladimir Poutine, c’est la politique qui est au poste de commande.
Ce discours confirme aussi que Vladimir Poutine est un pragmatique dans le domaine économique et social. Il est tout aussi faux de voir en lui un « libéral » qu’un « étatiste ». Mais, sa volonté de tout soumettre à une décision politique, de faire de la souveraineté de la Russie le principe fondateur de sa politique, l’entraine plus du coté « étatiste » que du côté « libéral ». S’il croit en la nécessité de règles et de normes, il est aussi clair que ces dites règles et normes doivent être pensées à partir de ce qu’il conçoit comme l’intérêt premier de la Russie : la défense de sa souveraineté.
Texte intégral : http://russeurope.hypotheses.org/4533