"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
28 Mars 2016
Thomas Lagoarde-Segot est professeur d’économie et finance internationale et chercheur au CNRS. Il trace le bilan de l'Accord d'association qui lie notre pays à l'Union européenne depuis 2002. Selon lui, "S’il y a eu une défaillance, c’est donc avant tout celle de la pensée économique néolibérale qui sous-tend les accords d‘association. Nous devons nous émanciper des modèles économiques mécanistes qui indiquent que le libre-échange produit toujours la paix sociale et la prospérité".
Sous le titre édulcoré «L’ouverture de marchés ne produit pas nécessairement les effets escomptés en termes de bien-être», El Watan publie ce matin l'interview sans complaisance du chercheur réalisée par Naima Benouaret. EXTRAIT
L’Algérie et l’UE ont convenu de revoir certaines dispositions de l’accord d’association qui les lie depuis 2002 car elle a particulièrement été malmenée par cet accord. La défaillance, de quel côté la situeriez-vous ?
Tout d’abord, l’expérience indique que l’ouverture de marchés n’a pas produit les effets escomptés en termes de bien-être pour les pays du Sud. D’une part, les politiques de libéralisation commerciale ont, en effet, toujours des aspects imprévisibles.
On pense, par exemple, aux conséquences néfastes de la création de l’Union douanière en Europe pour les exportations agricoles algériennes – notamment suite à l’adhésion de la Grèce et de l’Espagne au marché commun en 1980, ou encore à la disparition du secteur viticole algérien. L’Algérie était en 1950 le premier exportateur de vin au monde ! Pour des raisons politiques et religieuses, la consommation locale de vin était très faible et le marché français était le principal débouché. Mais dès que la France eut aboli ses barrières commerciales avec les autres pays d’Europe, les exportations algériennes perdirent leur avantage comparatif.
Quelques années plus tard, une régulation européenne stipula que les bouteilles produites sur le continent ne devaient pas contenir de vins en provenance de l’extérieur. Ce fut la fin des exportations viticoles algériennes…
L’intégration commerciale en Europe a donc eu pour dommage collatéral la disparition d’une filière commerciale rentable pour l’Algérie. Concernant maintenant l’accord d’association, il n’a, selon moi, que peu de chances de stimuler les exportations algériennes vers le continent européen, pour au moins trois raisons.
Premièrement, l’Union européenne accorde des réductions tarifaires à de très nombreux pays à revenus faibles ou intermédiaires. Certains de ces pays, qui bénéficient du statut d’«économie vulnérable», ont, par ailleurs, obtenu des réductions des barrières commerciales plus importantes que l’Algérie, qui ne bénéficie pas de ce statut.
Dans ce cadre très concurrentiel, l’ouverture du marché européen ne pourrait bénéficier qu’aux produits algériens qui seraient compétitifs en termes de qualité et de prix. Malheureusement, les données internationales indiquent que les entreprises algériennes ne sont pas parvenues à gagner les faveurs des consommateurs européens.
Il est frappant de constater, par exemple, que l’Algérie est un importateur net de produits agricoles et de textiles, malgré la part importante de ce secteur dans l’économie du pays et le savoir-faire national ! Et dans le même temps, l’accord d’association a permis aux entreprises européennes d’exporter davantage vers l’Algérie, ce qui implique, du point de vue algérien, une baisse de la consommation de biens produits par les entreprises nationales, et une perte de revenus tarifaires pour le gouvernement.
S’il y a eu une défaillance, c’est donc avant tout celle de la pensée économique néolibérale qui sous-tend les accords d‘association. Nous devons nous émanciper des modèles économiques mécanistes qui indiquent que le libre-échange produit toujours la paix sociale et la prospérité.
Des mesures de coopération – et non simplement la recherche de complémentarités commerciales – seraient nécessaires pour compenser les effets négatifs du marché et mettre la Méditerranée sur la voie de la prospérité partagée. Des solutions au cas par cas doivent être trouvées, en prenant en compte l’histoire, et sur la base d’un partenariat équilibré et solidaire (...).
Il est clair que les résultats du pacte commercial algéro-européen, en termes de biens, sont asymétriques. Qu’en sera-t-il des services ?
D’autant qu’en la matière, les deux parties avaient convenu que les négociations se poursuivront après l’accession de l’Algérie à l’OMC, avec l’effet d’octroyer des préférences particulières à l’Europe pour permettre à ses entreprises d’accéder à ce secteur. Dans l’intervalle, notre pays devrait bénéficier de toutes les concessions de l’UE en faveur des pays membres de l’OMC au titre de l’accord général sur le commerce des services.
Comme je l’ai dit, l’ouverture de marchés ne produit pas nécessairement les effets escomptés en termes de bien-être. Dans le cas de l’Algérie, la libéralisation en cours n’a pas produit de diversification économique, mais a plutôt contribué, par le jeu des avantages comparatifs, à rigidifier les structures économiques existantes (le poids excessif des hydrocarbures et les difficultés de la production manufacturière et agricole nationales).
En l’absence d’un engagement politique, d’une vision partagée sur les enjeux et d’un comportement éthique des acteurs, il n’y a, selon moi, que peu à attendre de la libéralisation des secteurs de la finance, des transports ou des télécommunications. Il faut sortir d’une vision mécaniste de l’économie : les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Le cadre institutionnel, les intentionnalités, les rapports de forces jouent autant que les «lois du marché».
Ce partenariat euro-méditerranéen était censé aboutir à la création, en 2010, d’une vaste ZLE euro-maghrébine qui devait s’étendre également aux pays de l’Europe orientale et centrale pour totaliser une quarantaine de pays et pas moins de 800 millions d’habitants. Nous sommes en 2016…
Texte intégral: El Watan