"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
7 Novembre 2016
Chercheur à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand (UQAM), le Canadien Alexis Rapin a enquêté auprès de la communauté arabo-musulmane de la ville de Dearborn dans le Michigan où l'on retrouve la plus forte concentration d'Arabes en Amérique du Nord.
Par Alexis Rapin, 7 novembre 2016. Libre opinion. Le Devoir, Canada
Chercheur à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand (UQAM), Alexis Rapin a réalisé une demi-douzaine d’entretiens, formels et informels, auprès de membres de la communauté arabo-musulmane de la ville de Dearborn où l'on retrouve d'ailleurs la plus forte concentration d'Arabes en Amérique du Nord.
À Dearborn, dans le Michigan, on ne votera pas, ou très peu, pour Donald Trump. Et pour cause : cette municipalité de la banlieue ouest de Detroit abrite l’une des plus importantes concentrations d’arabo-musulmans des États-Unis. Plus de 30 000 Irakiens, Libanais, Yéménites ou Palestiniens y sont établis, soit près de 30 % de la population de la ville qui vit jadis naître Henry Ford. Dans tout le Michigan, un État pivot pour l’élection présidentielle, ils seraient plus de 500 000.
Autant d’esprits passablement tourmentés à l’approche du scrutin du 8 novembre. Des entretiens réalisés sur place témoignent qu’à Dearborn, on n’a pas pris à la légère les propositions faites par Donald Trump au fil de la campagne présidentielle, comme établir un registre des musulmans américains et surveiller étroitement les quartiers où ils vivent. Certains habitants craignent d’être tout bonnement expulsés au cas où le candidat républicain s’installerait à la Maison-Blanche.
À cette inquiétude ambiante s’ajoute toutefois une volonté, celle de voter, pour faire pencher la balance.
Un sondage réalisé dans tous les États-Unis par le Conseil pour les relations américano-islamiques, un lobby défendant les droits des musulmans, indique que 86 % des musulmans américains enregistrés ont l’intention de glisser un bulletin dans l’urne mardi prochain. Une proportion impressionnante comparée aux statistiques de participation traditionnelles. Parmi eux 72 % entendent donner leur voix à Hillary Clinton, contre 4 % seulement à Donald Trump.
Au-delà des sondages cependant, quel regard cette communauté, sur laquelle on pointe plus souvent le doigt que le microphone, porte-t-elle sur la présidentielle 2016 ? À Dearborn, c’est bien davantage le désenchantement que l’enthousiasme qui prédomine : si les musulmans américains ont bien conscience de la menace que représente pour eux le milliardaire new-yorkais, l’ancienne secrétaire d’État suscite également une certaine appréhension, notamment au regard de ses positions de politique étrangère.
En effet, contrairement à l’électeur moyen, les arabo-musulmans accordent une grande importance aux enjeux internationaux. Ils s’inquiètent pour leurs proches demeurant en Irak, en Syrie ou au Yémen, et sur ce que le prochain gouvernement fera ou ne fera pas pour mettre un terme aux violences qui ravagent ces régions. Les antécédents de Hillary Clinton, qui a milité pour l’intervention armée en Libye et encouragé une approche musclée en Syrie, sont donc loin de faire l’unanimité.
Cette méfiance s’explique notamment par le fait que les musulmans de Dearborn sont majoritairement chiites, et voient donc d’un mauvais oeil la proximité que la démocrate a entretenue avec les États sunnites comme l’Arabie saoudite lorsqu’elle était secrétaire d’État. Les grosses sommes d’argent versées il y a quelques années à la Fondation Clinton par le royaume du Golfe alimentent d’autant leurs suspicions.
Fait intéressant, cette animosité des chiites du Michigan à l’encontre des États sunnites n’est pas juste un prolongement de vieilles rivalités tribales. Les personnes rencontrées à Dearborn reprochent également à ces régimes leur connivence persistante avec les réseaux djihadistes. Une réalité qui les révolte : la duplicité des monarchies du Golfe ne ferait que nourrir le ressentiment de l’Occident à l’égard des musulmans, une tension dont ils sont les premiers à faire les frais. « Nous sommes des citoyens intégrés, et ces actes nous discréditent », laissent-ils entendre en filigrane.
De fait, leur désenchantement semble avoir encore de beaux jours devant lui : même si Donald Trump devait être défait au soir du 8 novembre, une victoire démocrate a toutes les chances de rendre plus agressive encore une droite conservatrice qui toisait déjà les musulmans américains d’un regard inquisiteur.
Par ailleurs, la campagne du milliardaire républicain a démocratisé auprès d’un large public un discours virulent qui se limitait jusqu’alors à une aile spécifique de la droite étasunienne. Ainsi, quand bien même Donald Trump devait disparaître de la scène politique au lendemain de l’élection, son discours à l’encontre des musulmans, lui, ne risque pas de s’évaporer de sitôt.
Source : Le Devoir.Canada