"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
1 Mars 2017
Retour sur le financement de la colonisation
où il apparaît que les colonisés ont payé leur propre colonisation
27 février 2017. Par Ahmed Henni, ancien professeur agrégé des universités.
Emmanuel Macron vient de relancer le débat sur les bienfaits de la colonisation. "Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir", disait Frantz Fanon en 1952 (Peau noire, masques blancs). Mais il est utile que l'on connaisse les faits historiques. Une idée a couru et court encore, par exemple, que les colonies ont « profité » de financements venus de métropole (dénoncés par exemple par Raymond Cartier). Sans compter les apports scientifiques et culturels et les infrastructures matérielles.
Aimé Césaire ou Joseph Ki-Zerbo ont amplement démontré que ce furent plutôt des actions d'éradication des cultures indigènes qui furent menées, et dont les dégâts sont incommensurables (pas mesurables). Montaigne écrivait déjà : « Bien crains-je, que nous aurons très fort hâté sa déclinaison et sa ruine, par notre contagion : et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts » (Essais, III, 6). Quant aux routes, ports, écoles, hôpitaux, etc., ils furent d'abord l’œuvre de la force de travail indigène (lire sur la construction du chemin de fer Congo-Océan). C'est aussi la main d’œuvre locale qui a produit minerais et produits agricoles. Tout ceci couronné par un système de financement public et une fiscalité assis sur les indigènes. Bref, comme je l'ai démontré pour l'Algérie, les indigènes ont payé leur propre colonisation. Ce sont les occupants européens qui ont profité des impôts payés par les les indigènes. Avant 1954, la métropole n'y était pas pour grand chose.
Financement de la colonisation de l'Algérie
1. La conquête
Évalué par le gouvernement de Paris dans un document budgétaire de 1845, le coût total de l'expédition militaire d'Alger de 1830 et des opérations militaires qui ont suivi est de 48.500.000 francs-or. Cette somme équivaut pratiquement au montant estimé du Trésor confisqué au dey d'Alger. Ce qui veut dire que l'expédition n'a rien coûté à la métropole.
L’évaluation effectuée par les autorités militaires indique que le Trésor du dey comprenait 7.212 kg d’or, soit 24.768.000 francs-or, et 108.704 kg d’argent, soit 23.915.000 francs-or – à titre indicatif, en 2016, le kg d'or coûte 40.000 euros environ et le kg d'argent 550 euros. Une fois confisqué, ce Trésor est expédié en France. On n’en garde que 5 millions pour les besoins militaires locaux. Ces chiffres officiels sont contestés par Marcel Emerit qui estime que le Trésor du dey pourrait avoir approché 150 millions de francs-or. Il s’appuie sur le rapport rédigé en 1827 à l’intention de Charles X par Clermont-Tonnerre et où celui-ci écrit :
«…je ne parle pas des trésors qui se sont accumulés dans le château du dey d’Alger ; on les estime à plus de 150 millions et il lui sera impossible de les soustraire aux chances du siège parce qu’il ne peut les transporter par mer à cause du blocus ; parce qu’il ne pourrait les faire voyager par terre, sans s’exposer à les voir piller par les habitants mêmes du pays ; enfin parce qu’une révolution éclaterait immédiatement parmi la milice, si des dispositions étaient faites pour un pareil enlèvement ».
Le diplomate américain W. Shaler, présent à ce moment là à Alger, estime ce trésor à 160 millions. Deval, consul de France auprès du dey, confirme ce chiffre dans un mémoire de 1828.
À ces métaux précieux, il convient d’ajouter la valeur des denrées et marchandises de toutes sortes entreposées à Alger et appartenant au dey du fait de son monopole à l’exportation. Le maréchal de Bourmont les estime à 20 millions.
Marcel Emerit pense que Louis-Philippe s’appropria personnellement la plus grande part du produit de la confiscation du Trésor du dey, opérée dès le lendemain de la prise d’Alger. Le soupçon qui pèse sur Louis-Philippe vient du fait que 52 millions provenant de cette capture ne figurent pas, comme je l'ai vérifié, en recettes au budget officiel français.
Ils seraient donc allés directement à la cassette personnelle du roi. Pour l’économie française prise globalement, l’opération d’Alger est une opération « blanche » puisque financée par un trésor algérien !
2. Le financement de la colonisation et la fiscalité
L’économie coloniale n’a pu se mettre en place et prospérer qu’en disposant de terres, d’infrastructures et de main d’œuvre. Si l’opinion s’interroge et controverse sur le rôle du travail des musulmans dans la valorisation de la colonie – ce sont après tout eux qui constituaient la quasi-totalité du prolétariat matériellement productif employé par les exploitants colons – , elle occulte totalement les sources fiscales du financement global de la colonie. Il est généralement colporté sans y regarder de près que la métropole dépensait pour ses colonies.
Or, la réalité est autre. Certes, si le contribuable français a dû supporter certains coûts, ce sont avant tout les contribuables musulmans qui, en Algérie, ont financé des dépenses publiques qui n’étaient pas faites pour eux mais pour les colons. Durant longtemps, ceux-ci n’ont pour ainsi dire pas contribué du tout au budget de la colonie.
Le coût de la conquête militaire, déjà, avait été entièrement couvert par le trésor du dey, confisqué par Louis-Philippe. Certes, ce trésor a pu aller dans la cassette personnelle de Louis-Philippe de telle sorte qu’en définitive ce fut le contribuable français qui supporta le coût budgétaire de la conquête. Ce tour de passe-passe va caractériser pour longtemps les finances coloniales : profits privés et dépenses publiques.
La colonisation en Algérie ne supporte pas non plus le coût foncier des premières installations. Les terres sont purement et simplement confisquées.
Ce sont donc les natifs qui financent l’investissement foncier. Nous avons le chiffre exact des terres livrées jusqu’en 1937 par l’État à la colonisation : 1.657.405 ha , soit 60% du domaine foncier colonial privé. Les autres dépenses de fonctionnement et d’équipement supportées par la colonie furent, jusqu’en 1918, pratiquement couvertes par la fiscalité directe (impôts dits arabes) et indirecte (octroi et taxes) supportée essentiellement par la masse des musulmans soit sur leur capital foncier et leur cheptel, soit sur les produits qu’ils consommaient (cotonnades, sucres, huiles, etc.).
Les colons européens en étant exonérés, la fiscalité, si elle a permis de financer l’essentiel de la conquête, la colonisation et la valorisation de la colonie fut aussi une mécanique de paupérisation dirigée contre une population particulière. Dès lors, elle apparut comme un système d’impôts « ethniques » faisant obstacle à l’adoption de toute culture « civile », aussi bien parmi les Européens que parmi les Algériens. Elle empêchait toute solidarité universaliste ou de classes entre Algériens et colons et, à n’en pas douter, démonétisait aussi bien les attitudes « civiles » intégrationnistes que socialistes.
C’est au fur à mesure de la conquête que les rentrées fiscales progressent. Leur augmentation ne traduit pas une meilleure productivité d’un nouveau système. Les recettes sont de 1.687.000 francs en 1835, restent encore à 4.748.000 F en 1844 et, la majeure partie du territoire étant conquise, «sautent», dès 1846, à près de 14.000.000 F. Rappelons que les dépenses militaires supportées par le budget parisien furent de 1830 à 1845 évaluées à un total de 48.500.000 F, soit 3.200.000 F par an, chiffre largement couvert par la fiscalité sur les musulmans dès 1840.
3. Les impôts dits arabes
Seule la paysannerie algérienne est soumise aux impôts fonciers. Le premier est l'achour, assis sur la surface (le capital et non le revenu).
Le fermier colon d’un propriétaire algérien est exonéré de l’achour. Le fermier algérien d’un propriétaire colon est redevable de l’achour (Avis du Conseil de gouvernement du 5 mars 1849). Une décision du 25 août 1859 reviendra sur cette pratique. Les Algériens fermiers de colons seront exonérés de l’achour. Cependant un arrêté de 1872 pris par le vice-amiral Gueydon, gouverneur général, annulera cette décision et reviendra à la pratique de 1849.
Cette fiscalité ethnique contredisait toute apparition d’une culture civile et civique dans les deux « communautés ». Mieux: elle pouvait développer le sentiment d’une appartenance «identitaire» fondée, des deux côtés, sur le seul communautarisme. L’absence de règles fiscales élémentaires (universalité) provoque aussi bien un communautarisme objectif qu’une dynamique économique séparée ou un mode de gestion sociale et politique distinct par communauté. Le sénateur Rouire observe en 1908 que si les 2.500.000 ha cultivés par les « Arabes » rapportent 17 millions au Trésor public, les 994.000 ha cultivés par les colons lui rapportent 0 F. Aux impôts sur l’activité agricole et pastorale qui frappent la seule «communauté» algérienne, viennent progressivement se superposer d’autres redevances assises exclusivement sur elle et, souvent, inspirées de l’ancien régime janissaire:
1. L’impôt de capitation par « feu » (tente, habitation) ou par tête (lezma).
2. Les prestations en nature en faveur des communes: corvées de type féodal consistant en trois journées de travail gratuites par an au bénéfice de l’administration. En sont frappés l’homme algérien, le cheval, le mulet, l’âne et le bœuf appartenant à des Algériens. La « corvée » (karfi en dialecte local) peut être rachetée en argent: 2 F/ journée « humaine », 2 F pour le cheval et le mulet, 1,50 F pour le bœuf et 0,50 F pour l’âne. En favorisant les riches qui peuvent racheter leur corvée et en éviter l’humiliation, le système, s’il renforce l’alliance d’intérêt objective entre notabilités et commandement, engendre un aiguisement du sentiment d’appartenance communautaire attaché au statut social du groupe soumis (fellahs musulmans) ou exonéré de corvée (Européens et, à partir du décret Crémieux, Juifs).
3. La diffa, repas obligatoirement offert par les populations algériennes aux agents de l’administration coloniale en tournée;
4. L’octroi de mer et les droits de douanes. Les collectivités locales, i.e. villages de colons, reçoivent ainsi de 1870 à 1900 un total de 246 millions de droits d’octroi et de douanes s’ajoutant à leur part des recettes en impôts arabes qui s’élève à 206 millions au total sur ces trente années. L’octroi de mer est réparti depuis le 13 janvier 1845 à raison de 10% pour le Trésor et 90% pour les municipalités (de plein exercice, i.e. dirigées par des Européens). Il est réglé en bloc par les importateurs de produits de consommation courante (sucre, café, thé, poivre, bougies, etc.). En raison de leur nombre, les Algériens en acquittent la plus grande part. Mieux: si, en 1845, il est prévu de prélever 5 F par quintal de sucre et seulement 3 F par quintal de fromage (destiné principalement aux Européens), en 1930, le kilo de sel supporte 0,63 F alors que le litre de vin (que ne boivent pas les musulmans) n’acquitte que 0,32 F.
5. À ces prélèvements réguliers, s’ajoutent jusqu’en 1900, des contributions exceptionnelles infligées pour faits de guerre aux tribus insurgées: 58 millions de francs au total entre 1830 et 1865 et 35 millions entre 1870 et 1900.
Les amendes, perçues particulièrement au titre des infractions au code des forêts (pacage non-autorisé), ont, quant à elles, rapporté, jusqu’en 1900, un total de 18,5 millions de francs.
C.R. Ageron cite une étude de l’administration qui conclut que le fellah (paysan algérien) moyen supporte 50 F d’impôt pour un revenu de 350 F . En 1912, le professeur parisien Oualid, au terme d’une étude sur La fortune mobilière en Algérie, conclut que les Algériens paient 71% des impôts directs alors qu’ils ne possèdent que 38% du patrimoine immobilier et foncier. Et il ajoute : « Les Arabes participent largement aux recettes mais faiblement aux dépenses ».
Pour faciliter l’implantation de villages de colonisation sur les terres récemment soustraites à la paysannerie, l’ordonnance du 17 janvier 1845 attribue aux collectivités locales 10% du montant total des impôts arabes. Or, seules les « communes » habitées par des colons sont considérées comme collectivités locales, le reste du territoire étant soumis à administration militaire. Le décret impérial du 25 août 1852 porte cette part à 30%. Les mesures budgétaires de 1859 la relèvent à 40% à compter du 1er janvier. Enfin, à partir de septembre 1861, elle est portée à 50%. Les besoins des villages coloniaux s’accroissant, cette part monte jusqu’à 60% en 1868 pour revenir à 50% à partir de 1873. Ces ressources étant insuffisantes, on attribue également aux communes de plein exercice, i.e. habitées par des colons, la quasi-totalité des redevances perçues au titre de l’octroi de mer (5/6°) ou des taxes sur les marchés, l’abattage ou les chiens, dues par les seuls musulmans. On sait, dit André Nouschi, « les luttes qui opposèrent les communes (européennes de plein exercice) entre 1880 et 1890 pour annexer le plus grand nombre de contribuables indigènes ».
La paysannerie locale finance donc l’implantation coloniale sur ses propres terres.
4. La dynamique ethnique des dépenses budgétaires.
En imposant différemment colons (européens) et fellahs (algériens), le système fiscal nourrit une différenciation ethnique que va aiguiser l’usage même des recettes fiscales. Sur un plan purement comptable, on peut avancer sans hésitation le fait que ce sont les fellahs qui ont financé les dépenses de colonisation agricole faite à leur dépens. Le total de ces dépenses s’élève jusqu’en 1900 à 173 millions de francs. Or, les seules « contributions de guerre » et « amendes » ont, durant la même période, rapporté 111,5 millions. À ceci s’ajoutent les contributions fiscales ordinaires et régulières directes et indirectes qui, entre 1830 et 1900, rapportent, bon an mal an, 25 millions en moyenne. Si, entre 1830 et 1896, il est difficile d’évaluer le retour de ces impôts à leurs payeurs, il est par contre aisé, après la suppression des rattachements au budget parisien, de suivre dans les années 1900 le détail des flux de recettes et de dépenses par destination.
L’échantillon que nous allons analyser porte sur les années 1901-1905. Pour supprimer les biais pouvant être introduits par les variations annuelles, nous allons considérer la moyenne annuelle quinquennale des recettes et dépenses.
(...)
En conclusion, l’analyse de la fiscalité et de la politique budgétaire coloniales en matière de dépenses fait ressortir qu’entre 1830 et 1918 un principe de communautarisation a été mis en place en Algérie, installant pour une longue période une pratique d’administration séparée sur des bases ethniques. La « communauté » « indigène », composée essentiellement d’agro-pasteurs, si elle a été la première à contribuer aux finances publiques, a été la dernière servie.
L’autorité publique a institutionnalisé un système utilisant la médiation du politique pour transférer collectivement des ressources d’une communauté à l’autre. Si un tel système a permis de maintenir en place les notabilités de commandement locales en leur attribuant des fonctions de collecte de l’impôt, reproduisant en cela certains traits historiques antérieurs à la colonisation, il a, en même temps, faute de retour sous forme de service public de leurs recettes aux payeurs, fait apparaître ces notabilités (et l’administration) comme des éléments purement répressifs.
Dès lors, on peut y voir l’une des raisons du détournement des populations algériennes de leurs propres notabilités traditionnelles ainsi démonétisées. Elles chercheront, de ce fait, le chemin de leur émancipation sous la conduite d’autres médiateurs, principalement issus du sous-prolétariat qui sauront combiner l’opposition ethnique et sociale aux colons à l’opposition politique à l’administration. Après une si longue tradition, l’administration coloniale ne pourra jamais apparaître comme une instance de médiation ou de service public. Elle donnera toujours l’image d’un fondé de pouvoir gérant privativement l’État au bénéfice d'Européens « rentiers » au détriment des « payeurs » musulmans.
TEXTE INTEGRAL: Le blog de ahmed henni