"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
9 Septembre 2017
Conçue en 1983, la pièce fut joué jusqu'en 1988. "Si la pièce Babor ghraq refait parler d’elle, 35 ans après qu’elle ait été conçue par l’écrivain, comédien et dramaturge Slimane Benaïssa, c’est qu’elle n’a rien perdu de sa pertinence" écrit Brahim Taouchichet en présentant son entretien avec le dramaturge intitulé «C’est la culture, et non les lois, qui change les choses». EXTRAITS
Le Soir d’Algérie : Avant tout, voulez-vous nous parler de votre actualité et donc de la tournée nationale que vous projetez, semble-t-il, avec Babor ghraq ?
Slimane Benaïssa : Oui, une tournée nationale que nous entamerons par les villes du Centre, Tizi-Ouzou, Bouira, Sétif, puis une représentation à l’ouest et à l’est du pays. Mais comme c’est un spectacle assez lourd à déplacer, se pose un problème de budget. Malheureusement, le sponsoring baisse. J’en ai sollicité certains mais ça reste difficile. Nous pensons au ministère de la Culture. Je ne désespère pas qu’un effort soit fait pour nous permettre, peut-être, de faire cette tournée. Sinon ce serait dommage de la reprendre pour rester dans la capitale seulement, les autres villes ont, elles aussi, le droit d’avoir des spectacles.
Ecrite en 1983, c’est-à-dire il y a 34 ans, comment expliquez-vous son succès auprès d’un public qui n’est pas celui des années 1980, dans un contexte politique et social différent ? Quels sont les ressorts de cet engouement ? Et puis pourquoi avoir choisi de votre répertoire Babor ghraq en particulier ?
Je pense que c’est une pièce qui a fait ses preuves, tant dans l’écriture que dans l’interprétation.
En toute modestie, je dirais que c’est sa qualité littéraire et le niveau de la mise en scène qui font sa valeur artistique, au-delà de ce qu’elle dit qui n’est pas lié à une époque précise. Il y a des conflits dont la profondeur est telle qu’ils transcendent le temps.
Si j’ai choisi de la reprendre, c’est simple… j’ai 50 ans de théâtre et je voulais les fêter en Algérie.
Aït Menguellet a fêté ses 50 ans de carrière en reprenant son répertoire, moi je voulais le faire avec Babor ghraq. C’est légitime.
La nouvelle génération est venue voir la pièce et a été surprise par deux choses. D’abord par le fait qu’il y a 35 ans, on faisait un théâtre comme celui-là.
D’autre part, on a dit des choses à cette époque qui restent d’actualité aujourd’hui encore. Cela interpelle les jeunes pour leur signifier qu’avant, l’Algérie n’était pas rien, il ne faut pas qu’ils soient coupés de ce qu’ont réalisé les générations précédentes. Ils ne doivent pas être coupés de cette mémoire, c’est très important.
D’ailleurs, des gens du théâtre m’ont exprimé leur désir de voir toutes mes pièces reprises, des pièces qui ont eu leur public, qui ont fait leurs preuves et qui ont valeur d’école pour les nouvelles générations.
Cela est d’autant plus remarquable que le théâtre aujourd’hui n’est pas à son âge d’or. Il n’attire pas les foules, j’allais dire, tout comme aujourd’hui les salles de cinéma. Est-ce dû au manque de salles ou s’agit-il d’un problème de faible production de textes ou de faiblesse de contenu ? Quelle analyse en faites-vous ?
La mondialisation pose le problème du spectacle en général et du théâtre en particulier, y compris en Europe. Nous travaillons beaucoup plus sur de gros spectacles commerciaux et donc rentables plutôt que sur des projets d’ordre culturel.
Chez nous, en Algérie, nous ne pouvons pas nous payer le luxe de ne pas subventionner la culture qui a un rôle éducatif d’autant que le vécu des gens est pauvre culturellement, ils n’ont de culture que la TV.
Et vu le niveau de celle-ci, on mesure aisément les dégâts.
La critique dit de vous que vous êtes un pionnier du théâtre populaire. Que convient-il de faire pour que le théâtre ne soit pas seulement une affaire d’initié vu qu’il n’attire pas le grand public ?
Dans les années 1970-1975, l’Algérie produisait 20 films par an. Il y avait aussi au moins 15 pièces de théâtre par an jouées dans les différentes salles du pays (TNA, TRO, TRA , TRB…). L’Etat assurait les subventions. Prenons l’exemple des films historiques : aujourd’hui ce sont les anciens moudjahidine qui subventionnent les films sur les héros de la Révolution. Il y a des réalisateurs et scénaristes qui se sont spécialisés dans l’écriture de ce genre de films. Même si mettre en film l’histoire est important, le film de fiction est aussi important dans la mesure où il forge l’expression cinématographique algérienne. On réalise pour le mois de Ramadhan deux ou trois feuilletons mais ils ont un contenu beaucoup plus distractif qu’éducatif.
D’ailleurs, quand une sitcom a du succès, on se demande pourquoi ! Quand on ne sait pas à quoi est dû un succès, c’est l’expression d’un désarroi culturel généralisé, c’est-à-dire que nous n’avons plus de référent, ni par rapport à nos échecs ni par rapport à nos succès.
L’évolution urbaine a déplacé le cœur battant de la ville, l’éloignant de ce fait du centre de vie de la ville, marginalisant ainsi les salles de théâtre.
Telles que nous en avons hérité, les salles de cinéma ne correspondent plus, par leur emplacement, par la modification de la population qui les entoure, à l’activité cinématographique.
C’est un héritage d’il y a 70 ans. Ce sont des structures adaptées à un type de société et à une autre époque.
L’opéra d’Alger est-il une réponse à ces questionnements ?
Je n’ai pas vu son intérieur. J’ai vu les retransmissions de concerts. Cela me paraît être une structure énorme, mais dans un opéra il faut faire de l’opéra, de grands spectacles.
La faiblesse du théâtre chez nous proviendrait d’un problème de texte, de maîtrise de l’écriture théâtrale, d’où votre proposition de mettre sur pied un atelier de formation en collaboration avec les théâtres régionaux.
J’ai rencontré Monsieur Azzedine Mihoubi à ce sujet et je lui ai fait la proposition d’un projet de formation structuré quant à la méthode pédagogique, la durée, les différents niveaux ainsi que les sessions au cours de l’année. Le projet est à l’étude au ministère et je pense qu’il va aboutir. C’est une question de temps. Cette initiative a été favorablement accueillie
Boualem, Zid el goudem, Youm el djemaâ, El Mahgour, Babor ghraq, Rak khouya oua ana chkoune, etc. Outre les thèmes développés, ancrés dans la réalité sociale, le succès de ces pièces tient-il à la langue usitée — el daridja —ou arabe algérien ?
(Rire !) C’est simple, quand tu parles bien une langue, tu sais ce que tu veux dire.
Et que dire de la proposition de la ministre de l’Education d’introduire el daridja dans le cursus scolaire, ce qui n’a pas manqué d’ailleurs de soulever un tollé dans les milieux conservateurs ?
El daridja pose un gros problème pour beaucoup d’arabisants parce qu’elle concurrence directement l’arabe classique. A propos de Babor, un arabophone m’a dit un jour : «Tu as élevé la langue dialectale au niveau du classique.»
Tout le problème est que, pour les arabisants et les arabophones, el daridja doit rester à sa place, c’est-à-dire une langue de la rue et de la communication quotidienne. C’est le conflit de toutes les langues depuis toujours. C’est le cas du roman El Ard, La Terre (NDLR : adapté au cinéma par Youcef Chahine, de l’écrivain et dramaturge Abderrahmane El Cherkaoui) dans lequel tous les dialogues sont écrits en arabe dialectal. Les personnages parlaient l’arabe dialectal.
Il y a certaines vérités qui ne sont portées que par cette langue. On ne peut les nier ou les mettre de côté parce que si le paysan parlait l’arabe classique dans sa quotidienneté, on saurait exactement ce qu’il pense.
Mais quand il parle en dialectal, c’est sa juste pensée qui s’exprime (...).
Texte intégral : Le Soir d'Algérie
Théâtre. Babor ghraq de Slimane Benaïssa
La même galère
Par Walid Bouchakour, 16 juin 2017
Trois hommes sont sur un bateau. Il faut en sacrifier un pour que les deux autres survivent. Que d’histoires, de romans, de tableaux, de faits divers ou encore de blagues façonnés sur cet argument.
C’est à partir de ce schéma radicalement simple que Slimane Benaïssa a forgé sa pièce Babor ghraq, écrite en 1983. Pour ses cinquante ans de carrière de dramaturge, acteur et metteur en scène, on rejoue actuellement, et jusqu’au 22 juin, cette pièce au Théâtre national Mahieddine-Bachtarzi. Babor ghraq, c’est donc l’histoire d’un affairiste, d’un politicien et d’un homme du peuple qui se retrouvent dans la même galère. Lequel sacrifier ?
L’argument est-on ne peut plus simple pour un sujet extrêmement complexe : la crise économique et politique des années 80. Benaïssa a choisi de reprendre la pièce quasiment dans sa version originale sans changements majeurs au texte et encore moins à la mise en scène. Une pièce de théâtre, comme toute œuvre d’art, est intemporelle ou elle n’est pas. C’est le pari de Benaïssa. Et la question que l’on se pose en attendant le début de la représentation parmi le public venu en nombre c’est : Babor ghraq a-t-il pris des rides ?
La pièce se présente comme une tragi-comédie, avec un jeu en contrepoint entre deux personnages caricaturaux dans le registre comique (le politicien, interprété par Mustapha Ayad, et Omar Guendouz en affairiste) et un troisième dans un registre quasi tragique, à savoir l’homme du peuple campé par Slimane Benaïssa. Pour reprendre une réplique de la pièce : le théâtre est «dans la forme avant d’être dans le contenu».
Ce naufrage du bateau-Algérie est une comédie pour les puissants qui croient tirer les ficelles et une tragédie pour l’homme du peuple qui en subit les conséquences. Durant 1h 40 chacun des trois hommes avance ses arguments pour sauver sa peau. Forgés dans l’arabe dialectal de tous les jours et irrigués de poésie populaire melhoun, notamment la fameuse tirade Nâal bou li ma yhebnach (maudit soit celui qui ne nous aime pas), les dialogues sont chargés d’allusions et détournements ironiques de discours officiels.
Chaque mot, chaque réplique, chaque tirade est porteuse d’une pique pour l’un ou l’autre des auteurs d’un naufrage nommé crise. Nous sommes dans le théâtre de la parole, un théâtre oratoire, où la force du verbe prime sur le reste. Un théâtre qui portait un courageux contre-discours en un temps où la censure sévissait à visage découvert. Un théâtre enfin qui se veut du côté du petit peuple contre les puissants. On peut penser que cette vision manichéenne est historiquement marquée.
Il s’agit effectivement d’un théâtre «comme on n’en fait plus» (chacun donnera le sens qu’il veut à cette expression). Faut-il lui préférer, sous prétexte que les temps on changé, un théâtre de la performance, du premier degré ou du divertissement ? Rien de moins sûr. Il se trouve précisément que les temps n’ont pas autant changé qu’on le croit.
Slimane Benaïssa entendait présenter cette pièce «comme on visite un musée». On verrait ainsi Babor ghraq avec la même distance qu’on verrait le premier chef-d’œuvre intemporel venu. Or, cette pièce jouée jusqu’en 1988 au cœur de la crise à plusieurs inconnues que traversait le pays n’est (malheureusement ?) pas si datée que cela.
Elle résonne tout aussi fort dans le contexte actuel où, de nouveau dans la même galère, chacun tente de sauver sa peau. Alors non, on ne regarde pas cette pièce comme une tragédie grecque ou un drame shakespearien. Sa charge critique touche encore. Babor ghraq deviendra sans doute une des oeuvres intemporelles du théâtre algérien. Pour le moment, elle est aussi et surtout actuelle.
Source : El Watan