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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

Denia Chebli: l'intervention française au Mali a «échoué»

Denia Chebli au micro de Christophe Boisbouvier. RFI

Denia Chebli au micro de Christophe Boisbouvier. RFI

"Je ne pense absolument pas que les islamistes soient la solution au Mali. Tout ce que j’essaie de dire, c’est que l’intervention purement militaire nie énormément les pans sociaux et politiques de cette crise".

20 octobre 2017, par Christophe Boisbouvier, RFI

Au Mali, l'intervention française a « échoué », affirme la chercheuse française Denia Chebli, qui a enquêté dans le nord de ce pays. Près de cinq ans après le lancement des opérations, elle estime même que « les islamistes ont gagné la bataille de l'opinion publique ».

Doctorante à Paris I, Denia Chebli est aussi membre du programme européen Social Dynamics of Civil Wars et chercheuse à Noria Research.

 

RFI : Pourquoi dites-vous que l’intervention française au Mali est un échec ?

Denia Chebli : Je le dis pour plusieurs raisons. La première, c’est que le premier objectif de l’intervention française, c’était d’éradiquer les mouvements islamistes qui sont très présents encore à l’heure actuelle ; et la deuxième, c’était recouvrer l’intégrité territoriale du Mali. Et on voit qu’à l’heure actuelle, l’Etat malien vit plutôt une souveraineté par procuration, par le biais de la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali) et des différentes institutions qui l’appuient. Quelque chose qui est très critiqué au Mali par de nombreux citoyens.

Sur le plan militaire, vous dites que l’armée française a essayé de s’appuyer sur les renseignements fournis par les habitants, mais que cela ne marche pas ?

Une des techniques les plus utilisées par l’armée française, c’est le renseignement humain. Pour savoir à qui s’attaquer et où sont déjà les caches des islamistes, qui a collaboré avec les mouvements islamistes au moment de l’occupation, on prend les gens de manière individuelle. Pour les interroger, on peut très vite imaginer que dans une situation déjà conflictuelle, cela peut être dénoncer son voisin, dénoncer un membre de sa famille. Cela peut-être un moyen de régler des comptes. Cela crée énormément de suspicion entre les habitants. Et le deuxième problème, c’est que les habitants, qui ont collaboré avec l’armée française, n’ont pas bénéficié de protection sécuritaire de l’armée française. Du coup, il y a eu énormément d’assassinats ciblés, de représailles. Ce qui fait qu’à l’heure actuelle, les habitants hésitent énormément à collaborer au niveau des renseignements avec l’armée française.

Et vous dites qu’un certain nombre de gens préfèrent renseigner les islamistes que les Français ?

Clairement, il y a plus de bénéfices à renseigner les islamistes puisque, pour le coup, on obtient une sécurité, souvent un petit véhicule et d’autres biens tels que des médicaments ou l’accès à une petite école islamique etc.

A partir du moment où les personnes qui sont suspectes de renseigner les Français risquent d’être décapitées, risquent d’être égorgées, est-ce que ce n’est pas difficile de toute façon pour les habitants de parler avec des Français ?

C’est cela, tout simplement, c’est cela.

Donc là, c’est une politique de terreur des islamistes qui produit ces effets ?

Oui, puisque ce n’est pas collaborer avec ce qu’ils appellent « le mécréant ».

Vous dites qu’un certain nombre d’habitants des grandes villes comme Tombouctou regrettent l’époque de l’occupation islamiste ?

Pour des raisons malheureusement très concrètes qui sont des raisons sociales et politiques, c’est-à-dire que les islamistes ont apporté des services sociaux, comme par exemple la mise en place de transports en commun, la suppression des taxes, des impôts, une forme de justice excessive et compréhensible pour les habitants, ou l’accès à l’hôpital, aux soins gratuits, aux médicaments gratuits qui sont des services sociaux de base qui ont été très peu fournis par l’Etat malien. A l’heure actuelle, dans les zones rurales, les mouvements islamistes sont les seuls à fournir ce genre de service.

Vous vous fondez sur des témoignages que vous avez recueillis sur place ?

Oui, oui.

Mais quand les Français de Barkhane (l'opération de lutte contre les groupes armés jihadistes dans toute la région du Sahel) sont entrés dans Tombouctou, Gao en février 2013, est-ce qu’il n’y a pas eu des scènes de liesse populaire ?

Si, complètement, complètement. C’est pour cela que c’est des situations très complexes, très délicates. Cela fait penser un peu aux ex-pays communistes, où par exemple si on va en Roumanie, les gens peuvent nous dire : voilà, maintenant on a la démocratie, on se sent libres mais par contre, on ne peut plus manger, on n’a plus de travail. C’est ce genre de situation en fait très délicate pour laquelle on doit répondre en tant qu’individu.

Avez-vous rencontré des gens dont le cerveau était coupé en deux : d’un côté ils regrettent, de l’autre ils sont soulagés ?

Oui, même si pareil, c’est toujours plus complexe que ça. Je pense que les gens attendent que l’Etat malien soit en capacité de fournir ces services sociaux de base. Et oui, on pourrait dire cela, que les discours sont très nuancés.

Mais n’est-ce pas justement à cause de l’insécurité créée par ces islamistes que l’Etat malien ne peut pas apporter l’éducation, la santé comme il devrait pouvoir le faire ?

A l’heure actuelle, oui. Sauf qu’avant le déclenchement du conflit, les services sociaux de base n’étaient pas apportés dans tout le pays.

L’attaque armée par exemple le 15 octobre 2017 du siège du Comité international de la Croix-Rouge à Kidal. Est-ce que ce n’est pas la preuve qu’il y a chez les groupes armés une stratégie du chaos pour empêcher les services publics de pouvoir produire leur effet ?

Ce sont des enjeux très locaux. Il faudrait être sur place à Kidal pour savoir qui tenait ce centre, quel était son rôle politique dans la ville ? C’est difficile de parler d’une politique du chaos, ce serait vraiment caricatural.

Vous dites que les Français sont considérés comme une force d’occupation par beaucoup de populations du Nord, mais à Bamako, est-ce qu’on ne dit pas exactement le contraire ? Et est-ce qu’on ne reproche pas aux Français d’être trop proches de ces populations du Nord et notamment des Touaregs de Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) ?

Oui. En fait, de chaque côté, la France est considérée comme l’émissaire caché de l’ennemi.

Parmi les témoins que vous citez, il y a une jeune femme d’Aguelhok déclare : « Les islamistes ont fait plus de choses pour la population que le Mali ». Mais du temps de l’occupation jihadiste, est-ce que cette jeune femme avait le droit de sortir sans voile ou de sortir avec un homme qui n’était ni son mari, ni son père ?

Cette jeune fille a été pour la première fois de sa vie enseignante, sous l’occupation. C’est pour cela qu’il y a des choses très étonnantes. Il y a eu énormément de négociations aussi de la population avec les mouvements islamistes. Et c’est vrai qu’il faut regarder cela avec moins d’a priori, avec moins de filtres moraux occidentaux qui nous permettront de comprendre la situation dans toutes ses nuances parce que, effectivement, il y a eu des atteintes aux libertés de la femme. Je ne pense absolument pas que les islamistes soient la solution au Mali. Tout ce que j’essaie de dire, c’est que l’intervention purement militaire nie énormément les pans sociaux et politiques de cette crise. Et quand cette jeune fille me dit ça, elle me le dit aussi sous le ton de la provocation pour me faire comprendre quelque chose moi, en tant qu’occidentale qui justement lui renvoie à peu près les mêmes questions que les vôtres.

Source : Radio France Internationale

 

FRANCE-MALI : ÉCHEC D’UNE INTERVENTION.

Par Dénia CHEBLI, Doctorante à Paris I, Panthéon Sorbonne

3 juillet, 2017

Deux ans après la ratification de l’accord de paix, les islamistes ont gagné la bataille de l’opinion publique, face aux forces internationales présentes sur le terrain.

Janvier 2013 : François Hollande déploie en urgence l’opération Serval (qui deviendra l’opération Barkhane en août 2014) pour «arrêter la progression des groupes terroristes» et «aider le Mali à recouvrer son intégrité territoriale et sa souveraineté». Aujourd’hui, force est de constater que ces deux objectifs n’ont pas été atteints. Depuis la signature de l’accord pour la paix et la réconciliation, en juin 2015, la situation sécuritaire du Mali n’a cessé de se dégrader. Les «groupes armés signataires» (GAS) n’ont pas été désarmés, ce qui explique la prolifération du banditisme. Les violences intercommunautaires se sont multipliées, impliquant des communautés restées jusque-là en dehors du conflit. L’Etat malien n’a qu’une présence limitée, y compris dans les grandes villes, et les groupes armés prolifèrent faisant régner l’insécurité à quelques kilomètres de la capitale. De plus, les forces internationales, initialement déployées pour stabiliser le Nord, font face à une augmentation d’actes violents dans le centre du Mali. En conséquence, malgré l’appui financier au retour volontaire mis en place par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), peu de réfugiés acceptent de rentrer au Mali (1). Enfin, les trois principaux mouvements islamistes (Mujao, Ansar ed-Dine, Aqmi) se sont renforcés avant de s’allier au sein du Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans. Seule force nationale unie, ils gagnent du terrain dans les zones rurales, et progressent sur un plan politique et militaire.

Après une première opération d’envergure qui a permis de désorganiser militairement les mouvements islamistes, le passage à un travail de renseignement pour identifier et neutraliser les groupes radicaux s’est révélé délicat. L’armée française s’est donc, dans un premier temps, appuyée sur la délation des habitants et la collaboration avec certaines unités détachées du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) pour débusquer les caches d’armes des islamistes. De plus, comme souvent, l’installation d’une force étrangère a été propice aux délations intéressées comme en témoigne un commerçant de Tombouctou : «A partir de l’intervention française, il y a eu beaucoup de trahisons, de fausses accusations. Les gens allaient voir les Français pour leur dire qu’untel ou untel était un islamiste, c’était un moyen de régler ses histoires personnelles. C’était du n’importe quoi, tout le monde pouvait être accusé parce que quand les islamistes avaient le pouvoir, tout le monde a été obligé de collaborer avec eux.» Cependant, l’absence de protection et de soutien aux individus ayant collaboré avec les Français a découragé la coopération de la population locale (2). Un cadre du MNLA, à Kidal, s’exprime ainsi : «Les gens ne veulent plus aider les Français, tu vas faire des combats contre des islamistes, souvent tu tues des frères, et en échange tu n’as rien ! Après on te dit « vous aidez les kouffar [les « non-croyants »] et eux, ils ont fait quoi pour vous ? »»

Du point de vue des habitants du Nord-Mali, la présence des forces internationales a multiplié les tensions. D’abord, les méthodes d’arrestations de l’opération Barkhane font problème : les suspects sont directement transférés à Gao ou à Bamako sans communications avec leur famille : «On ne sait pas où Barkhane a envoyé nos gens, c’est comme si c’est des bandits qui vous prennent.» Ensuite, leur arrivée a coïncidé avec l’ethnicisation des groupes armés (rébellion ou milices pro-étatiques). En particulier, les opportunités financières et politiques qu’apportent les forces internationales via le processus de paix sont autant de raisons de créer un mouvement communautaire armé pour entrer dans le jeu de la redistribution. Pour un habitant de Kidal : «Ils essaient à travers les tribus d’avoir une part du gâteau et ils ont raison parce que tout le monde travaille encore dans cette logique, pour pouvoir avoir quelques officiers dans l’armée, quelques maires, quelques trucs, c’est pour avoir un poids.» De plus, dans un contexte de grande insécurité, le repli communautaire devient un moyen d’assurer sa survie au sein d’un réseau de solidarité familial où la trahison est rare. «Maintenant, chacun se prend en charge [chaque communauté], tous ces autres mouvements sont créés pour se protéger les uns des autres, pour avoir une entité qui te protège. Le Mali est un Etat où tu dois assurer ta propre survie, ta propre sécurité, ta propre aspirine.»

Face au chaos sécuritaire, la nostalgie de l’occupation islamiste fait surface chez certains, «il n’y avait aucun problème de sécurité, quand l’Etat est revenu le choc a été flagrant», commente un médecin qui exerçait à Tombouctou en 2012. En effet, la gouvernance islamiste a marqué les esprits, et pas toujours de façon négative. Eau et électricité gratuites, distributions alimentaires hebdomadaires, gratuité des soins à l’hôpital et des médicaments, financement des mariages religieux et suppression des taxes et des impôts. Un agriculteur de Tombouctou témoigne du système de transport mis en place par Aqmi, qui lui permettait de se rendre dans ses champs à moindre coût. Après s’être plainte de la condition de la femme sous l’occupation islamiste, une jeune fille d’Aguelhok affirme que «les islamistes ont fait plus de choses pour la population que le Mali». Un ex-combattant du MNLA résume : «Socialement, ils aident les gens mais le problème, c’est qu’ils t’obligent à faire des choses que tu ne veux pas faire.»

Porteur d’un projet de contre-Etat, les islamistes sont à peu de chose près les seuls à proposer, à travers le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, une idéologie qui dépasse les clivages intercommunautaires avec à sa tête un Touareg, un Arabe et un Peul (3). En zone rurale, ils constituent la seule force financière et sécuritaire crédible. D’une part, grâce à leurs activités liées au narcotrafic ou au terrorisme, ils bénéficient de revenus considérables. Un jeune Touareg du Nord l’explique en ces mots : «Si tu poses une mine, ils te donnent 100 000 FCFA [152 euros], si elle cause des dégâts, tu gagnes 400 000 FCFA [609 euros], c’est un moyen de financer un mariage (4).» D’autre part, en contrepartie d’un travail de renseignements, ils donnent des armes, des téléphones et des voitures aux petites communautés rurales. Enfin, ils solidifient leur base sociale en assurant les besoins primaires de la population dans des zones qui n’ont jamais eu accès aux services publics élémentaires (écoles, centre de santé, eau, électricité).

En définitive, cette montée des islamistes signale l’échec sans appel de la stratégie militaire actuelle. Au moment où le gouvernement remet à plat l’ensemble des dossiers de défense, il est plus qu’urgent de réorienter radicalement la politique française au Mali, sauf à connaître le même échec qu’en Afghanistan.

NOTES

(1) Le HCR relève une augmentation de 125 % de réfugiés et déplacés entre 2013 et 2015.
(2) En avril 2016, la commission des droits de l’homme du MNLA avait recensé plus de 150 assassinats ciblés suite à des dénonciations de «caches» d’islamistes à l’armée française.
(3) Iyad Ag Ghaly, ex-rebelle touareg (ex-leader d’Ansar ed-Dine), Amadou Koufa, prêcheur peul renommé (ex-leader du Mouvement peul pour la libération du Macina) et Djamel Okacha (émir d’Aqmi au Sahara).
(4) Le salaire minimum au Mali étant d’environ 32 000 FCFA.

Source : Zoom Tchad

 

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