"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
14 Septembre 2018
"Pour ce qui concerne Maurice Audin, on perçoit l’influence du mathématicien Cédric Villani" selon l'historienne Raphaëlle Branche. Photo DR
"Au soir du 11 juin 1957, Maurice Audin, assistant de mathématiques à la Faculté d’Alger, militant du Parti communiste algérien (PCA), est arrêté à son domicile par des militaires. Après le déclenchement de la guerre par le Front de libération nationale (FLN), le PCA, qui soutient la lutte indépendantiste, est dissous et ses dirigeants sont activement recherchés. Maurice Audin fait partie de ceux qui les aident dans la clandestinité.
Tout le monde sait alors à Alger que les hommes et les femmes arrêtés dans ces circonstances ne reviennent pas toujours. Certains sont relâchés, d’autres sont internés, d’autres encore sont remis à la justice, mais nombre de familles perdent la trace d’un des leurs cette année-là dans la future capitale algérienne. Les « disparitions », qu’on déplore du reste de tous côtés pendant le conflit, se comptent bientôt par milliers.
Aussi, Josette Audin, restée seule avec trois jeunes enfants, retenue plusieurs jours dans son appartement, se démène dès qu’elle le peut pour tenter de savoir où son mari est détenu. Le commandement militaire lui livre alors ce qui allait rester pour des décennies la version officielle : son mari s’est évadé. La réponse est couramment faite aux familles en quête d’informations. La plainte pour enlèvement et séquestration qu’elle dépose alors achoppe, comme d’autres, sur le silence ou le mensonge des témoins-clés qui font obstruction à l’enquête. Celle-ci est définitivement close en 1962 par un non-lieu, en raison des décrets d’amnistie pris à la fin de la guerre d’Algérie, qui ont mis fin à toute possibilité de poursuite.
Maurice Audin n’a jamais réapparu et les circonstances exactes de sa disparition demeurent floues. Le récit de l’évasion qui figure dans les comptes rendus et procès-verbaux officiels souffre de trop de contradictions et d’invraisemblances pour être crédible. Il s’agit manifestement d’une mise en scène visant à camoufler sa mort. Les éléments recueillis au cours de l’instruction de la plainte de Josette Audin ou auprès de témoins indiquent en revanche avec certitude qu’il a été torturé.
Plusieurs hypothèses ont été formulées sur la mort de Maurice Audin. L’historien Pierre Vidal-Naquet a défendu, sur la foi d’un témoignage, que l’officier de renseignement chargé d’interroger Maurice Audin l’avait lui-même tué. Paul Aussaresses et d’autres ont affirmé qu’un commando sous ses ordres avait exécuté le jeune mathématicien. Il est aussi possible qu’il soit décédé sous la torture.
Quoi qu’il en soit précisément, sa disparition a été rendue possible par un système dont les gouvernements successifs ont permis le développement : le système appelé « arrestation-détention » à l’époque même, qui autorise les forces de l’ordre à arrêter, détenir et interroger tout « suspect » dans l’objectif d’une lutte plus efficace contre l’adversaire.
Ce système s’est institué sur un fondement légal : les pouvoirs spéciaux. Cette loi, votée par le Parlement en 1956, a donné carte blanche au Gouvernement pour rétablir l’ordre en Algérie. Elle a permis l’adoption d’un décret autorisant la délégation des pouvoirs de police à l’armée, qui a été mis en œuvre par arrêté préfectoral, d’abord à Alger, puis dans toute l’Algérie, en 1957.
Ce système a été le terreau malheureux d’actes parfois terribles, dont la torture, que l’affaire Audin a mis en lumière. Certes, la torture n’a pas cessé d’être un crime au regard de la loi, mais elle s’est alors développée parce qu’elle restait impunie. Et elle restait impunie parce qu’elle était conçue comme une arme contre le FLN, qui avait lancé l’insurrection en 1954, mais aussi contre ceux qui étaient vus comme ses alliés, militants et partisans de l’indépendance ; une arme considérée comme légitime dans cette guerre-là, en dépit de son illégalité.
En échouant à prévenir et à punir le recours à la torture, les gouvernements successifs ont mis en péril la survie des hommes et des femmes dont se saisissaient les forces de l’ordre. En dernier ressort, pourtant, c’est à eux que revient la responsabilité d’assurer la sauvegarde des droits humains et, en premier lieu, l’intégrité physique de celles et de ceux qui sont détenus sous leur souveraineté.
Il importe que cette histoire soit connue, qu’elle soit regardée avec courage et lucidité.
Il en va de l’apaisement et de la sérénité de ceux qu’elle a meurtris, dont elle a bouleversé les destins, tant en Algérie qu’en France. Une reconnaissance ne guérira pas leurs maux. Il restera sans doute de l’irréparable en chacun, mais une reconnaissance doit pouvoir, symboliquement, délester ceux qui ploient encore sous le poids de ce passé. C’est dans cet esprit, en tout cas, qu’elle est pensée et aujourd’hui formulée.
Il en va aussi de l’honneur de tous les Français qui, civils ou militaires, ont désapprouvé la torture, ne s’y sont pas livrés ou s’y sont soustraits, et qui, aujourd’hui comme hier, refusent d’être assimilés à ceux qui l’ont instituée et pratiquée.
Il en va de l’honneur de tous les militaires morts pour la France et plus généralement de tous ceux qui ont perdu la vie dans ce conflit.
Il en va enfin du devoir de vérité qui incombe à la République française, laquelle dans ce domaine comme dans d’autres, doit montrer la voie, car c’est par la vérité seule que la réconciliation est possible et il n’est pas de liberté, d’égalité et de fraternité sans exercice de vérité.
La République ne saurait, par conséquent, minimiser ni excuser les crimes et atrocités commis de part et d’autre durant ce conflit. La France en porte encore les cicatrices, parfois mal refermées.
Aussi le travail de mémoire ne s’achève-t-il pas avec cette déclaration. Cette reconnaissance vise notamment à encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires.
Une dérogation générale, dont les contours seront précisés par arrêtés ministériels après identification des sources disponibles, ouvrira à la libre consultation tous les fonds d’archives de l’État qui concernent ce sujet.
Enfin, ceux qui auraient des documents ou des témoignages à livrer sont appelés à se tourner vers les archives nationales pour participer à cet effort de vérité historique.
L’approfondissement de ce travail de vérité doit ouvrir la voie à une meilleure compréhension de notre passé, à une plus grande lucidité sur les blessures de notre histoire, et à une volonté nouvelle de réconciliation des mémoires et des peuples français et algérien."
«Il était temps que l’Etat admette sa responsabilité»
Par Joseph Confavreux. Mediapart
Raphaëlle Branche est professeure d’histoire à l’Université de Rouen. Ses travaux ont établi l'ampleur des pratiques de tortures dans l’armée pendant la guerre d’Algérie et en ont montré le caractère systématique. Son livre, La Torture et l'Armée pendant la guerre d'Algérie, 1954-1962, issu de sa thèse, est paru chez Gallimard en 2001.
Comment réagissez-vous à la déclaration d’Emmanuel Macron de ce jour ?
Raphaëlle Branche. Avec soulagement. C’est une déclaration importante, attendue, nécessaire, essentielle, juste. Il était temps que l’État reconnaissance enfin sa responsabilité dans la perpétration de la torture. Il était temps pour Maurice Audin, sa veuve et ses enfants, mais pas seulement.
Emmanuel Macron ne s’arrête pas au cas Audin, puisqu’il reconnaît officiellement que la France a permis le recours à la torture lors de la guerre d’Algérie. Est-ce que cela solde définitivement les comptes ?
À la fin de mon livre sur les violences commises par l’armée en Algérie, j’appelais à ce que l’État reconnaisse cette vérité historique. Même si les termes peuvent être jugés encore alambiqués, il s’agit bien de cela. Quelque chose est donc atteint. Bien sûr, on peut toujours espérer plus. Mais l’acte politique est posé. Cela me paraît important comme historienne, parce que cela fait vingt ans que les faits sont établis et qu’on entend souvent dire qu’il faut que les historiens travaillent pour que la parole politique puisse exister. En l’occurrence, le travail historique était là et la parole politique ne venait pas. Mais cela me paraît aussi important en tant que citoyenne.
La déclaration de l’Élysée aurait-elle pu aller plus loin ?
J’ai déjà entendu quelques personnes regretter que la phrase « l’État français reconnaît avoir pratiqué la torture pendant la guerre d’Algérie » ne se trouve pas dans le texte. Mais pour moi, reconnaître un système revient au même et va, d’une certaine façon, au-delà. Si la phrase n’y est pas, l’idée y est, et la reconnaissance d’un mécanisme systémique me paraît fondamentale. La pratique de la torture a été conçue et proposée comme un élément du système répressif mis en place pendant la guerre d’Algérie.
Pourquoi cette reconnaissance se fait-elle maintenant ? Quel processus a permis d’y parvenir ?
Pour ce qui concerne Maurice Audin, on perçoit l’influence de Cédric Villani, dont la proximité avec Emmanuel Macron a été déterminante pour donner à la famille Audin accès au président et qu’il puisse avoir de la compassion et de la compréhension envers elle.
C’est un élément de conjoncture, mais il est important parce que Cédric Villani est mathématicien, comme l’était Maurice Audin, et que sa mémoire a été portée par des mathématiciens de tous bords, et pas seulement par des communistes.
Il y a donc eu des gens qui ont su parler au président, mais cette déclaration s’inscrit dans la continuité des positions d'Emmanuel Macron sur l’Algérie. On sent qu’il est capable d’aller plus loin que ses prédécesseurs, parce qu’il a moins de réticences personnelles ou parce qu’il rencontre moins de résistances – mais j’en doute – dans les secteurs de l’opinion auxquels ce geste doit déplaire.
Cette reconnaissance demeure-t-elle intolérable à beaucoup de gens ?
Je pense que le fait que Maurice Audin ait été membre du Parti communiste demeure insupportable à certains et que le fait que la torture pratiquée en Algérie l’ait été sur ordre et ne soit pas le fruit de « bavures » continue d’être compliqué à admettre pour quelques-uns.
Ce qui est reconnu aujourd’hui par l’État se trouve dans les livres d’histoire depuis vingt ou vingt-cinq ans. Mais on voit à travers certaines réactions aujourd’hui que ceux qui refusent cette réalité demeurent actifs et audibles, à défaut d’être nécessairement nombreux. Depuis qu’on a utilisé le mot de « repentance », tout ce qui ressemble au fait de parler du passé colonial pour en identifier les aspects négatifs demeure intolérable pour une fraction de la population française, qui n’est pas prête à bouger.
Existe-t-il d’autres domaines de l’histoire de la guerre marqués par un écart entre ce que savent les historiens et ce que reconnaissent les États ?
Sur la guerre d’Algérie, aucun autre sujet n’a mobilisé à ce point pour une reconnaissance officielle. Et le pouvoir politique n’a pas vocation à prendre position sur l’histoire. Sur la guerre d’Algérie, on attendait et on réclamait que l’État assume ce qu’il avait ordonné. C’est fait, et c’est lié aux militants qui ont porté cette revendication, à la demande sociale qui s’est manifestée.
Il existe une demande comparable du côté des irradiés nucléaires en Algérie, des personnes qui demandent une reconnaissance des responsabilités de l’État en la matière. Et on pourrait aussi imaginer un propos plus général de la responsabilité de l’État français dans le fait colonial, comme le candidat Macron l’avait envisagé.
La torture n’a pas été pratiquée seulement en Algérie, même si c’était avec une ampleur et un caractère systématique inédits. Peut-on et doit-on imaginer une reconnaissance similaire dans les pays qui constituaient l’Indochine coloniale ou à Madagascar ?
Il existe deux spécificités essentielles du cas algérien. La première est la systématisation du recours à la torture. La seconde est la présence du contingent, c’est-à-dire d’une armée de masse et d’une armée de conscrits, donc de citoyens français. En Indochine ou à Madagascar, c’est bien sûr l’armée de la République qui est en cause, mais en Algérie ce sont des gens dont ce n’était pas le métier qui ont été conduits à torturer sur ordre. La déclaration d’Emmanuel Macron me paraît à cet égard aussi importante pour l’Algérie que pour la France.
En Indochine ou à Madagascar, on sait des choses, mais on manque encore de recherches, ce qui n’interdit pas une reconnaissance politique. Peut-être aussi qu’au Cameroun ou à Madagascar, une reconnaissance officielle des crimes de guerre de l’armée pourrait être importante pour ces pays et leurs populations, mais elle n’aurait pas forcément un sens aussi important pour les citoyens français, parce que ce n’était pas exactement la même armée.
Source : Mediapart