"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
18 Février 2019
C'est une photo de la classe de 5B A, du collège Jules-Ferry de Jijel, prise au cours de l'année scolaire 1960-1961. Sur le rang du fond, debout à l'extrême gauche: mon frère Antar Abdelaziz. Au 1er rang, le deuxième accroupi à droite: Mokhtar Zine, l'ami de mon frère et le mien.
Victime d'une crise cardiaque foudroyante, Mokhtar nous a quittés le 18 février 2012 à l’âge de 65 ans. Il avait adhéré au Pags clandestin en 1970. Nous avions fait équipe de 2000 à 2003 dans l'aventure de l'hebdomadaire Jijel-Infos qui cessa de paraître faute de recettes publicitaires. Nous mettons en ligne un des articles que le défunt affectionnait.
Mechta Aherratene
La vie renaît toujours après la mort
Par Mokhtar Zine, décembre 2001
Le terme El Mahrouk est le repère d’un évènement vécu par la mechta Aherratene. C’était le surnom des enfants mâles, nés en ce terrible mois d’avril 1958. « Nous le surnommerons El Mahrouk » s’exclama une femme à la naissance du bébé. Les femmes, après avoir fait le compte des dégâts, avaient décidé de dire la vie renaissante. C’était une façon de marquer l’Histoire.
C’est la tombée du jour. Un paysan parmi d’autres observe l’horizon et se demande ce qu’il va leur advenir à tous. a annonce que larbaâ (les gars) vont descendre cette nuit-là sur la ferme d’un colon et stopper son activité colonialiste. La décision a été annoncée à la mechta. Des mesures de sécurité étaient donc à prendre. Des recommandations aux mahroukine du lendemain étaient à donner.
Quant à l’oiseau de malheur, El ghernouk, qui fendit en deux l’univers par son tir d’ailes, il ne faisait que confirmer qu’il allait y avoir du sang, du feu et qui sait quoi d’autre encore, comme atrocités, comme douleurs.
Comme d’habitude, et ce soir là plus encore, pour ne pas éveiller les soupçons, les portes des gourbis furent fermées à l’appel de la prière du Maghreb, l’heure du couvre-feu dans les campagnes, pour ne s’ouvrir qu’au lever du jour.
C’est à ce moment-là que l’attente pour les femmes, les gosses et les vieillards commença. Les hommes, pour ne pas dire tous ceux qui étaient en âge et en mesure de porter des armes, durent quitter les lieux jusqu’au retour des hordes coloniales dans leurs casernes, jusqu’à la fin des représailles qui allaient se retourner, comme après chaque action de libération d’un pouce du pays, contre les populations qui portaient sur leurs épaules le poids de cette libération.
« L’aube des gars »
Le ratissage commença. Déployés en ligne de plusieurs rangées sur une large bande, devancés par des chiens tenus en laisse pour flairer le passage emprunté par larbaâ quand ils s’étaient repliés de leur action de harcèlement de l’ennemi. Les membres de la horde se déplaçaient en un grand charognard de plusieurs centaines de mètres de large. Ils s’étaient fixés d’aller à la poursuite des fel, de faire comme Attila et d’être rentrés au nouveau crépuscule, l’aube des gars.
Le feu était la plus élémentaires des choses pour réduire à néant les gourbis couverts de diss, dont les murs porteurs faits d’une multitude de branchages et couverts de terre mélangée à de la paille à l’intérieur, n’en étaient pas moins combustibles.
Tout ce qui s’y trouvait partait en fumée, ayoubi compris, cette grande jarre de stockage des vivres et des semences céréalières. Le plus dur aura été pour cette jeune fille de seize ans de voir ses beaux habits, sa dot, rassemblés dans un foulard sur ses genoux, arrachés de dessous ses mains et jetés dans le brasier. Elle s’en souvient toujours et qu’est-ce qu’elle ne rit pas quand elle en parle ! Elle en tire même une fierté, quand bien même elle avait pleuré toute cette journée, et cette nuit aussi, sur la mort de jeddi Aïssa, comme nous l’appelions tous, froidement assassiné, et sur les autres malheur. C’était…
Piazza la fripouille
C’était pour les gosses la consigne de se mettre dans tous leurs états, de pleurer à tue-tête et de répéter très fort : « je ne connais pas les fellagas », quand la question leurs sera posée. C’était aller vers la folie que d’avouer qu’ils vivent dans cette région, que de les dénoncer, que d’ouvrir une brèche dans leur front.
C’était pour d’autres une autre question à poser, un autre jeu à jouer. C’était aussi cela, sur un ton tout de psychologie, tout de mise en confiance d’un côté, et de réalisme habillé de l’innocence de l’autre.
« Le bruit, le tapage, el hess d’hier, c’était quoi/ El hess quand ? Hier, la nuit/ Je ne sais pas. Nous dormons au coucher du soleil et nous ne nous levons qu’au lever du jour/Où est ton père/ Comme il fait toujours. Il s’est levé le matin, il a pris le lait et il a été le porter en ville/ Où sont tes grands frères ?/
Je suis le plus grand/…/
Tu connais les fellagas ?/
Non, qu’est-ce que c’est ?/ Ce sont des gens comme nous qui ont des armes et qui parlent arabe/ Je connais ceux qui marchent sur des mulets et qui ont des calots. Je les vois de temps à autre sur la route quand je vais à l’école ».
L’interrogatoire s’arrêta. L’interrogateur, Piazza, a été interpellé pour une autre besogne, par l’assassinat.
Le retour des hommes
Les soldats venaient de débusquer Jeddi Aïssa d’à côté du troupeau qu’il gardait. Il était berger avec son fils cadet. Ils le présentèrent à la Fripouille qui ne prit même pas le temps de lire la pièce d’identité que Jeddi Aïssa lui tendit à sa demande.
Il lui demanda où il habitait, lui enjoignit de rentrer chez lui, le fit courir, le poursuivit quelques dizaines de mètres et l’abattit lâchement pour s’en retourner vers les gosses et leur dire : « suivez-moi ! ». A d’autres crimes il fut alors appelé et son obsession à tuer lui fit oublier les gosses qui prirent le chemin de la maison.
Le fils de Jeddi Aïssa qui ne connaissait pas un mot de français, demanda : « Que dit-il »/ Il nous dit de renter chez nous » lui répondit-on. En chemin, il apprit la mort de son père.
Dans une sorte de « Allez, faites avec nous comme avec Jeddi Aïssa » les gosses, tout en sachant qu’ils étaient dans un contre-ordre colonial, s’en retournèrent regarder un autre spectacle. Des femmes, rien que des femmes, serrées les unes contre les autres, cernées par des soldats mitraille au poings et chien bergers en main, à les surveiller pour qu’aucune ne bouge et n’essaie de sauver quoi que ce soit de la demeure. C’était…
Deux cents mètres plus loin, derrière une figueraie de barbarie, comme on en trouvait dans chaque ferme des Aherratene, gisait sur l’herbe grasse, un homme, un inconnu pour ces femmes, lèvres entrouvertes par la crispation et dents serrées bien blanches, les deux mains empoignant des touffes d’herbe, à plat ventre, une partie du visage contre l’herbe, l’autre traversée par un filet de sang coagulé qui partait de sa tempe. L’une des femmes, aujourd’hui amnésique, cria : « Non ! N’y touchez pas. Peut-être qu’il ya une bombe dessous. ? Laissez-ça aux hommes. Quand ils reviendront, ils sauront quoi faire ».
Les soldats étaient partis. C’était le début du compte des dégâts.
Bien d’autres dégâts eurent lieu. Le cheptel a été décimé : les troupeaux ont été conduits aux abattoirs de la soldatesque coloniale. Veaux, vaches, moutons, chèvres, bœuf… tout comestible animal fut conduit dans les garnisons.
Le soir, au crépuscule, c’était le retour des hommes. C’était un nouvel interrogatoire sur ce qui se fit et sur ce qui s’est dit quand il fallait répondre aux colonialistes.
Beaucoup de représailles il y eut. La mission a été accomplie. Bien qu’inoccupé, un morceau du pays était libéré. La satisfaction était grande malgré le nombre élevé de morts. Omar, dit Bouites, un adolescent fut abattu par l’hélicoptère. Son père a été porté disparu depuis ce jour et il n’est plus réapparu. Quatre autres civils furent eux aussi lâchement assassinés.
C’est ce que les ya hasra ravivent.
Mokhtar Zine, Jijel-Infos n°21, 5-11 décembre 2001.