"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
13 Juillet 2019
Chercheur associé au Weatherhead Center for International Affairs de l’université de Harvard. Hicham Aloui surnommé le Prince rouge est cousin du roi Mohammed 6.
Intéressante analyse du Prince rouge intitulé "De l’Algérie au Soudan, un nouveau souffle pour les printemps arabes".
9 juillet 2019
EXTRAIT
Ce qui se passe au Soudan et en Algérie n’est pas une répétition des printemps arabes, mais une vague qui apprend des leçons et des erreurs du passé.
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Les gardiens de l’État algérien
En Algérie, l’armée dirige le pays derrière une façade civile depuis 1965. C’est l’épine dorsale du pouvoir d’État. Cependant, elle n’est pas aristocratique comme en Égypte ; elle puise sa légitimité populaire dans la lutte anticoloniale et dans son rôle dans la libération nationale. Ce passé a contribué à la formation d’une armée unitaire, cohérente et professionnalisée. Si elle agit moins comme une caste sociale que comme une organisation fonctionnelle, certains généraux ont aujourd’hui des réflexes prétoriens et se considèrent comme les gardiens de l’État, donc au-dessus de tout reproche. De concert avec le Front de libération nationale (FLN) au pouvoir et par l’intermédiaire de ses services de sécurité, l’armée a renversé des présidents, convoqué des élections et dicté le rythme de la vie politique civile.
Cependant, si de nombreux généraux sont corrompus, l’armée algérienne n’a pas d’intérêts commerciaux autonomes, contrairement à l’Égypte, bien qu’elle échappe également au contrôle civil dans ses dépenses internes.
Dans le contexte algérien, l’armée occupe par conséquent une position unique. Elle se présente à la fois comme nationale et patriotique, symbolisant l’identité collective du peuple algérien tout en assurant la sécurité de l’État. Pourtant, elle a rarement gouverné ou même tué directement, préférant utiliser l’appareil de l’État et ses appendices institutionnels pour infliger la violence. Dans les années 1990 par exemple, elle a combattu contre les islamistes pendant la guerre civile, au nom de la sécurité nationale contre l’extrémisme religieux. Pendant ce conflit, elle n’a pas mené de batailles conventionnelles ; elle a plutôt encouragé des milices anti-islamistes et employé des « escadrons de la mort » paramilitaires. Cela explique aussi pourquoi les soldats hésitent à tirer directement sur les manifestants, contrairement à ce qui se passe en Égypte.
Les militaires éloignés du pouvoir
Cependant, un changement majeur s’est produit avec l’ère Bouteflika : le régime civil a réformé les institutions de l’État pour éloigner les militaires du pouvoir. Abdelaziz Bouteflika a retiré le contrôle des services de sécurité à l’armée, en y insérant des loyalistes et en créant une nouvelle classe d’oligarques grâce aux pétrodollars. Ainsi, le modèle algérien d’autocratie a fusionné la tactique de cooptation du makhzen marocain avec la politique de distribution rentière des royaumes du Golfe — deux systèmes qu’il a très bien compris.
En même temps, les élites dominantes du FLN et les partis légaux d’opposition ont été tellement attirés par ce système de maintien du régime qu’ils ont perdu toute crédibilité auprès du public, qui les perçoit comme des marionnettes de l’État. Ceci est prévalent dans beaucoup de pays arabes.
La société algérienne est cependant confrontée à une autre complication. Les violentes dépossessions subies dans le passé ont créé un ressentiment encore plus grand à l’égard d’un État qui n’est plus en mesure ni désireux d’offrir des possibilités économiques ou une voie politique. Ces dépossessions ont eu lieu à chaque génération, de la guerre d’indépendance à la crise économique des années 1980 en passant par la guerre civile des années 1990 et la répression du mouvement kabyle dans les années 2000. L’impératif sécuritaire de l’État durant tous ces épisodes a éviscéré la société civile algérienne, si bien que peu de syndicats, de mouvements étudiants et de groupes civiques ont pu s’affranchir du pouvoir étatique.
Un mouvement audacieux et sans leader
Cet écrasement de la société et les changements institutionnels effectués par la présidence Bouteflika aboutissent à la situation imprévisible actuelle. Le mouvement populaire algérien est à la fois très audacieux et sans leader. Il incarne un « dégagisme » épidermique, en ce sens que tout intermédiaire qui tente de négocier avec les militaires ou de s’emparer politiquement de l’opinion publique est instantanément discrédité en tant que valet de l’ordre politique existant. Ainsi, le mouvement cherche à formuler des revendications directes aux militaires durant ce moment de transition.
Inversement, l’armée algérienne se retrouve dans une situation difficile. Elle a écarté Bouteflika et arrêté nombre de ses acolytes pour apaiser la contestation populaire, mais elle refuse toujours tout scénario politique où elle ne serait pas au sommet du pouvoir, étant donné son rôle historique. Dans le même temps, elle est soumise à de fortes contraintes sans avoir, comme par le passé, la main sur les anciennes institutions de sécurité et de contrôle social. Elle n’a pas non plus l’habitude de gouverner aussi ouvertement sans une façade civile. Et, fait inédit, elle a été rejetée à deux reprises par la population : chaque élection présidentielle proposée pour mettre fin à la crise a été refusée par les manifestants, qui ont estimé qu’elle offrait une garantie insuffisante pour les changements futurs.
Il reste donc trois scénarios. Premièrement, l’armée peut sévir et affirmer ouvertement sa dictature comme en Égypte, bien que cela soit très improbable. Deuxièmement, elle peut se débattre dans les méandres institutionnels, mais la rue ne recule pas et ne semble pas vouloir lui offrir une sortie honorable. Troisièmement, elle peut attendre la lassitude des manifestations et proposer une solution hybride pour un nouvel ordre politique, en comptant sur la division de l’opposition, préservant ainsi sa place centrale dans le système. Cependant, les pressions ne feront que s’intensifier en faveur d’un changement significatif, et les militaires ne feront que retarder l’inévitable.
De son côté, le mouvement social devrait choisir des porte-paroles capables d’interagir avec l’armée pour la négociation d’un pacte qui préserverait initialement le domaine réservé des militaires en échange d’indiscutables garanties de changement démocratique immédiat et d’approfondissement des réformes.(...)
Texte intégral : OrientXXI
*Chercheur associé au Weatherhead Center for International Affairs de l’université de Harvard. Hicham Aloui surnommé le Prince rouge est cousin du roi Mohammed 6.