"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
2 Septembre 2020
"Deux enseignements : primo, la corruption politique est un mode de règlement des conflits ; secundo, la fréquence et l’ampleur des crimes économiques de ces dernières années attestent qu’en Algérie, la corruption colonise l'Etat, s’impose aux acteurs comme norme contraignante et procède d’un système de gouvernement".
«En Algérie, la corruption colonise l’Etat».
Propos de Mohamed Hachemaoui recueillis par Salima Ghezali, La Nation, 11 juillet 2011
EXTRAITS
Il faut, pour comprendre l’ascension, dans le système clientélaire algérien, du fils de Laroussi Khelifa (qui fut tour à tour cadre supérieur du MALG, ministre de l’Industrialisation et de l’Energie, directeur d’Air Algérie et ambassadeur à Londres), revenir au contexte qui a présidé au lancement de ce qu’il convient désormais d’appeler l’opération Khalifa. Les gouvernants, saisissant la cooptation d’un « président civil », s’emploient, pour redorer le blason du régime, terni il est vrai par dix ans de ‘’sale guerre’’ qui a fait plus de 100 000 morts et 8 000 disparus, à vendre une nouvelle image du système : celle d’un pays en reconstruction, ouvert et tourné vers l’avenir, dans lequel les capitalistes peuvent désormais prospérer à la faveur de la paix et du marché.
Le bien né Rafik Abdelmoumène Khelifa est coopté pour jouer ce rôle : la "success story" du "golden boy" en symbole de "l’Algérie qui gagne".
« L’ascension fulgurante d’El Khalifa Bank est le produit de la fabrique du système de patronage et de la corruption qui gouverne le pays : le succès instantané de la banque privée est tributaire en effet du flux incessant de dépôts que les managers -nommés et révoqués à l’aune du patronage- des grands -et bien contrôlés- organismes publics avaient été incité, qui par exercice d’influence, qui par échange corrompu, à placer dans la banque de Rafik Khelifa. Ces dépôts publics atteindront l’équivalent de près de 1.4 milliard d’euros en février 2003.
C’est le deuxième acte de la pièce Khalifa : la mise en orbite d’un immense conglomérat dont les filiales ambitionnent de coiffer tout ensemble le transport aérien (Khalifa Airways), les médias (Khalifa TV), la location de voitures de luxe (Khalifa Rent a Car), les travaux publics (Khalifa Construction), etc.
« Au sein de la nébuleuse Khalifa, la banque remplit une fonction centrale, celle d’une pompe qui aspire les dépôts publics avant de les injecter, par les canaux du transfert de devises et les chèque de cavalerie, dans les filiales domiciliés à l’étranger ; la démultiplication des opérations de commerce extérieur dévolue à Khalifa Airways couvrant, grâce au collapsus institutionnel programmé de la Banque centrale et aux réseaux de complicité construits au sein de la haute administration de l’Etat, une entreprise systématique d’évasion de capitaux. Le groupe Khalifa, partenaire de « Al Djazaïr 2003 : l’année de l’Algérie en France », se doit, par ses investissements hauts en couleur, de préparer l’embellissement de l’image du système algérien.
Le conglomérat, pour entretenir son image en Algérie, poursuit une politique clientélaire et corruptive à grande échelle : offrir des cadeaux aux membres importants de l’élite dirigeante; distribuer des salaires trois à quatre fois plus élevés que ceux pratiqués dans le pays pour les enfants de la nomenklatura et de l’aristocratie ouvrière; arroser les patrons de la presse privée de cachets en devises ; sponsoriser la fédération algérienne de football ; signer des conventions (sur l’abaissement des prix des billets Khalifa Airways) avec la DGSN et les Douanes ; financer des colloques ministériels,
En Algérie, où prolifèrent les affairistes à l’ombre de la violence politique et de la libéralisation économique des années 1990, les exploits flamboyants du "jeune milliardaire algérien" font de Rafik Abdelmoumène Khelifa (dit Moumène pour les intimes) l’objet d’une fascination collective ; l’homme d’affaires, complimenté par les gouvernants et adulé par les élites comme par les masses, devenant, après dix ans de ‘’tragédie nationale’’, le mythe fédérateur du pays. Mais il y a plus. Les promoteurs de l’opération Khalifa démultiplient les apparitions publiques du ‘’champion du capitalisme algérien’’ avec les plus hautes autorités du pays. »
Qu’en est-il de la chaîne des responsabilités engagées dans cette affaire de grande corruption ? L’examen de « l’ordonnance 96-22 relative à la répression de l’infraction à la législation et à la réglementation des changes et des mouvements de capitaux de et vers l’étranger » du 9 juillet 1996 -qui dépossède le gouverneur de la Banque d’Algérie de la prérogative de porter plainte pour infraction à la législation des changes au profit du ministre des Finances- est l’outil juridique qui permet de permet de restituer la chaîne des responsabilités engagées dans l’affaire Khalifa. L’article 7 du texte recense les organes habilités à constater les infractions à la législation des changes : les officiers de Police Judiciaire ; les agents de Douanes ; les fonctionnaires de l’Inspection Générale des Finances (IGF) ; les agents assermentés de la Banque centrale ; les agents chargés des enquêtes économiques et de la répression de la fraude. Or, hormis les inspections effectuées par la Banque d’Algérie, aucune autre institution habilitée à constater les infractions à la législation des transferts de capitaux n’a enquêté sur le commerce extérieur du groupe Khalifa entre juillet 1998 et décembre 2002.
Pas même la police judiciaire, qui relève du DRS, la police politique faisant pourtant des enquêtes de grande corruption un « domaine réservé ». Entre temps, le ‘’scandale du siècle’’ a infligé au Trésor public un préjudice estimé, officiellement, à 1.5 milliard de dollars –les dégâts seraient officieusement beaucoup plus importants…
Le procès fut enfin conforme aux règles du jeu politique algérien:
1) Le toilettage du dossier : l’effacement –opéré dès l’éclatement du scandale d’un administrateur provisoire installé par le gouvernement à la tête d’El Khalifa Bank avant d’être promu à la tête d’une importante banque publique- de certaines traces compromettantes à l’instar de celles des dépôts effectués par d’importants établissements étatiques dans la banque privée.
2) Le découpage du dossier. Alors que les faits, à commencer par ceux révélés par le tribunal criminel de Blida, montrent bien que la filiale de transport aérien du conglomérat servait de couverture à l’évasion des capitaux du pays vers l’étranger, le parquet, lui, exfiltre la partie de l’affaire relative à Khalifa Airways et circonscrit précautionneusement le périmètre du jugement à la « caisse principale d’El Khalifa Bank » ; la convocation de ministres et autres hauts fonctionnaires à titre de « témoins » là où leur responsabilité juridique les rangeait dans la catégorie des « prévenus ».
3) Les règlements de compte. Ces derniers sont flagrants comme l’atteste le choix des boucs émissaires.
« Les « affaires » qui ont suivi ce « scandale », telles Tonic et BRC, ne dérogent pas à ce schéma. Les « enquêtes de corruption» révélées par la presse en 2009/2010 sous la bannière enchantée d’une «campagne mais propres», ne dérogent pas aux règles du jeu politique algérien : menées par la police politique et non par des juges indépendants, elles ciblent quasi exclusivement un clan, celui d’un président finissant. Ces affaires révèlent deux enseignements : primo, la corruption politique est un mode de règlement des conflits ; secundo, la fréquence et l’ampleur des crimes économiques de ces dernières années attestent qu’en Algérie, la corruption colonise l’Etat, s’impose aux acteurs comme norme contraignante et procède d’un système de gouvernement.
Première mise en ligne par le blog : 7 juillet 2011