I. 2. DE LA FAIBLESSE DU MOUVEMENT SOCIAL A L'EXPLOSION POPULAIRE
Lorsque le soulèvement d'Octobre éclate, c'est tout le pays qui s'évanouit dans la crise. La société est alors sans boussole, les rapports sociaux sont en pleine décomposition, les discours des professionnels de la politique et des clercs sont creux et la scène du mouvement social est vide. Tout s'est passé comme si le procès de formation de la classe dirigeante ne s'est constitué que sur la base de l'exclusion et de l'affaiblissement de forces sociales susceptibles de conduire à un changement historique. Cette situation résulte non pas de l'absence de différenciation au niveau économique et social mais du fait principal que la classe dirigeante interdit l'expression autonome des revendications opposées, refuse l'institutionnalisation du conflit social et réprime tout mouvement social pouvant servir de levier à la formation d'une action organisée en stratégie.
Autrement dit, la crise dont il s'agit n'est pas seulement le produit de "dérégulation économique" ou l'effet des rapports sociaux capitalistes mondialement organisés. Ces paradigmes s'imposent mais non seulement ils ne suffisent pas pour expliquer totalement le système social global mais ils risquent, en occultant, de servir d'alibis à toutes les stratégies politiciennes aussi contradictoires soient-elles. En réalité, la cause structurelle de la crise est l'impasse d'un ordre social traditionnellement établi dans le pays et qui laisse toujours percer les contours de la permanence, de ce qui dure, de ce qui ne bouge pas au niveau des formes archaïques et sans cesse renouvelées de la domination politique et du contrôle social.
C'est ce procès de domination et de contrôle qui est à l'œuvre depuis l'indépendance du pays.
Mais alors que l'entrée dans l'Algérie de Boumediene et dans la "modernisation" économique se faisait par l'intégration sociale de toutes les classes sociales aux ressources liées au système productif et aux rétributions provenant de la rente pétrolière et l'exclusion politique de leurs libres confrontations, elle s'opère depuis quelques années par la marginalisation croissante des classes et couches productives.
Au cours de la décennie des années 1970, les revendications de ces classes trouvaient plus ou moins des solutions dans le cadre d'une gestion "princière" des entreprises. L'objectif de paix sociale primait alors sur tout autre finalité, même économique. De larges latitudes sont alors laissées aux cadres gestionnaires pour disposer de tous les instruments de la gestion de la force de travail et ce, afin d'étouffer les luttes ouvrières et d'empêcher que la classe ouvrière n'apparaisse comme force sociale. Attribution de prime, d'indemnités, de surqualifications, de revenus sans productivité du travail correspondante, recrutements massifs et concessions en matière d'œuvres sociales sont alors les procédés pour "pacifier" les relations sociales. A partir des années 1980, le décor bascule complètement : tous les instruments de gestion de la force de travail sont "réquisitionnés" par le pouvoir central . La suite est aujourd'hui bien connue : dévalorisation progressive de la valeur de la force de travail et marginalisation systématique des fractions jeunes et non qualifiées des classes productives .
Cette marginalisation économique et sociale est allée de pair avec la répression des luttes et résistances ouvrières que la classe dirigeante considère désormais comme un désordre à supprimer.
Là aussi, les procédures de neutralisation des conflits de travail sont "réquisitionnées" et les cadres gestionnaires sont invités à ne pas hésiter à faire appel aux forces de l'ordre pour réprimer toute velléité de résistance au sein de la classe ouvrière. C'est ainsi que des groupes ouvriers voient, tour à tour, s'abattre sur eux la violence institutionnelle : ceux de la base logistique Sonatrach de Béni–Mered et leurs collègues de Khémis-Miliana, ceux de la Sonitex, ceux de la Sonade d'Oran, ceux de l'unité ex-Sonama d'Alger, ceux du complexe textiles de Draa Ben-Khedda, ceux de Cimotra de Constantine, ceux de l'unité Emballages Métalliques de Kouba, ceux de l'unité DNC de Sidi-Moussa, ceux du CVI de Rouiba, et plus récemment, ceux de l'Ecomet de Saïda, ceux de l'Entreprise des Travaux Routiers de Jijel, ceux des mines de l'Ouenza, ceux de l'unité ENEL d'El-Achour... et encore ceux du CVI de Rouiba...
Presque partout le pouvoir politique a déchaîné sa violence prouvant par là qu'il se réduisait de plus en plus en une machine politique privilégiant ses appareils d'ordre et de répression.
Deux séries de conséquences majeures découlent de ce nouveau décor. Premièrement la dévalorisation du travail productif et la marginalisation des travailleurs jeunes et sans qualification conjuguent leurs effets avec ceux induits par la désindustrialisation et le démantèlement des Entreprises pour faire effilocher l'image de la grande usine. Les rapports sociaux industriels ne paraissent plus irriguer l'ensemble de la société et une distance considérable sépare aujourd'hui l'usine et la vie quotidienne. Il faut préciser que cette fracture ne procède pas uniquement de la crise économique mais plutôt d'un programme de mesures d'essence politique initié par le bloc social au pouvoir recomposé en direction des fractions dominantes d'orientation improductive et parasitaire. Dans ce cadre, il est désormais question de mettre en œuvre un nouveau mode de gestion, de nouvelles formes de contrôle social et de nouveaux instruments de régulation économique mais sans que l'usine demeure le centre de l'économie et de la société.
Mais il faut indiquer aussi que le monde du travail commençait déjà à s'épuiser avant cette nouvelle configuration institutionnelle. L'usine est devenue de plus en plus incapable de donner une image positive du travail productif et la domination sociale des cadres gestionnaires s'est éloignée de plus en plus des rapports techniques de travail. Quant aux conditions d'existence et de reproduction de la force de travail, elles n'ont pu fonder des systèmes d'identification stables ni assurer l'intégration des nouvelles recrues ouvrières. Dans ces conditions, les valeurs liées au travail s'épuisent et les jeunes, surtout commencent à fuir la condition ouvrière pour une société bien différente, plus éloignée du travail et plus hétérogène. L'absentéisme, le turn-over, le travail au noir étaient alors les formes d'esquive du travail en usine.
La deuxième série de conséquences a trait au mouvement des luttes ouvrières. Celles-ci ont fortement décliné dans les années 1980 : 922 grèves sont recensées en 1980, elles chutent à 809 et à 648 en 1987. A la veille d'Octobre 1988, la grève a bien paralysé la zone industrielle comprise entre Rouiba et Réghaïa ainsi que les centres des PTT, mais la moyenne mensuelle des grèves reste encore en-deçà de celle qui a caractérisé les années précédentes.
De fait, l'usine et les autres espaces productifs ont cessé, depuis quelques années d'être les moteurs des luttes sociales.
L'effervescence sociale des classes productives des années 1970 est bien tombée : les jeunes refusent le destin ouvrier, ils désertent le syndicat devenu, parce qu'on a éliminé les "meneurs", un cadre formel.
Alors que le refus et la révolte sont partout, les jeunes des classes populaires se trouvent face à une société qui se sépare morceaux par morceaux de l'usine, de ses formes de protestation et de ses modes d'action. La conséquence majeure est alors l'absence de mouvement social capable d'orienter le refus social vers un adversaire clairement défini et des enjeux susceptibles de se transformer en projet positif.
Dans le domaine des idées et des discours, la scène est tout aussi vide. Les stocks d'opinions préformées n'ont pas pu dégager le sens et les enjeux avec les classes populaires qui aménagent et négocient leurs rapports avec la société et la politique. Elles ont encore moins pu négocier la nature de leurs propres constructions du réel et les significations de leurs refus. Quant aux "discours réglés" et aux « prêts à porter » des professionnels de la politique et de l'embrigadement social, ils sont devenus creux... Mais alors cette crise des idées et des discours augmente le danger d'un écroulement catastrophique en privant le monde social d'un encadrement culturel et d'une infrastructure morale et intellectuelle, et ce d'autant que les classes populaires se désintéressent totalement de l'histoire officielle devenue un instrument d'étouffement de la mémoire sociale, de la religion instituée muée, parce que fermant les yeux sur l'arbitraire au quotidien, en recette de contrôle social, et de la "culture" de cour parce que celle-ci se préoccupe "moins de faire savoir que de faire dépendre"...
Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que les marginaux et les marginalisés qui, rejetés dans les espaces originaux périphériques, ne peuvent en appeler ni à un univers de classes productives, ni à un mouvement social pouvant servir de cadre d'action, ni à un projet de société. Ils se mettent à adopter ce que Bertrand Badie nomme la "culture de l'émeute" . Celle-ci se nourrit de comportements informels, de pratiques de fuite et d'esquives aux appareils d'ordre, de normes de "classes dangereuses", de démonstrations spectaculaires, d'actions souterraines de dissidences... et enfin de discours religieux comme formes de protestation...
L'Islam est devenu le vecteur de toutes les protestations et c'est pourquoi "les mosquées s'ouvrent aux trottoirs des rues" . Mais la religion n'a pas toujours rempli cette fonction sociale. En effet, du temps de l'industrialisation rapide et de l'exode rural, elle a fait fonction surtout de compensation. De ce point de vue, l'Algérie est loin de présenter un cas particulier, les industrialisations ayant eux-mêmes connu cette situation où la religion offre aux individus un espace d'enracinement.
Cette fonction de compensation s'explique à partir du moment où l'industrialisation a provoqué le laminage des systèmes d'appartenance traditionnels des migrants venus des campagnes.
La religion apparaît alors comme un palliatif nécessaire au système socio-économique venant combler le vide social et culturel que ce dernier instaure. Aussi coupés des repères ancestraux, sans prise sur le devenir collectif et réduits à de simple porteurs de forces de travail dans un système qui les déroute, les migrants en appellent à la région pour offrir des repères stables, ou lieu d'ancrage pour leurs angoisses et leurs espoirs et un espace de communication.
Ce qui vient d'être dit de l'Islam est, toutes proportions gardées, valable pour le charisme de Boumediène. Les rythmes fiévreux de l'industrialisation, l'ébranlement du cadre traditionnel, le bouleversement des univers des collectifs d'individus par la promotion et la mobilité sociales, l'exode massif des migrants, conjuguent leurs effets avec le despotisme policier pour intégrer toute l'activité sociale dans le cadre étatique. La conséquence est que toute la société s'est trouvée en état d'anomie et d'atomisation dans lequel chaque individu se trouve isolément face au pouvoir anonyme et omniprésent. Aussi face au désarroi devant ces réalités si mouvantes et si éclatées, aux sentiments contradictoires de craintes devant l'arbitraire et d'espoirs égalitaires, des couches assez larges de la population sont à "la recherche d'un sens globalisant et d'un système unificateur" .
C'est Boumediene qui va personnifier ce sens et ce symbole en permettant de réunir mobilisation et obéissance, enthousiasme et silence, nationalisme à l'extérieur et oppression nationale à l'intérieur, participation et exclusion, "avenir radieux" et présent misérable... C'est la perte de ce sens et de ce symbole qui est à l'origine de l'explosion des sentiments populaires lors des obsèques du chef de l'Etat. C'est en somme plus l'aspect sécuritaire que la nature du régime qui a fait pleurer les couches populaires.
Mais depuis, la situation a changé parce que le système social global, en entrant dans la crise, a produit d'autres mécanismes de domination et d'opposition. Les jeunes marginaux ont désormais un enracinement urbain mais la ville, dénuée de dessein culturel, instaure des ghettos. La sphère publique est à la sécularisation mais la vie quotidienne n'offre aucun espace d'échanges et d'épanouissement.
Le symbolique officiel est en pleine débâcle mais les classes populaires sont sans relation avec un idéal universel et ne peuvent s'autoriser d'une utopie de transformation sociale pour contester l'ordre établi. Des exigences considérables de bien être préoccupent la population mais celle-ci est confrontée à une situation où le niveau de vie augmente de manière vertigineuse pour une petite minorité et où l'angoisse des lendemains est lot de tous les autres.
C'est alors que les périphéries entières vont se mettre à "l'heure de pointe pour les dieux" . Là, des leaders "intégristes" ont peu de peine pour donner un sens à la domination subie et organiser la révolte des jeunes pour lesquels cette domination est illégitime et ne prend la forme d'aucun rapport social...
L'Islam incarne alors le bien par opposition au mal, le vrai par opposition au mensonge, la justice par opposition à l'arbitraire, la morale par opposition à la corruption.
Toutes les tours du régime sont contenues dans ces dénonciations lesquelles sont, bien qu'exprimées sous le couvert de la religion, plus liées aux conditions d'existence des gens qu'à leur vie dans l'au-delà, et plus à des questions idéologiques qu'à des problèmes métaphysiques.
Mais les potentialités de contestation et de rupture des marginaux sont multiples et débordent de toutes parts la mosquée. Elles ont comme points de chute les stades à l'intérieur desquels les jeunes vont révéler leur puissance explosive. N'ayant guère de lieux de rassemblement et de manifestation collectifs, des dizaines de milliers de jeunes apprennent à se rendre à ces endroits pour exprimer leurs protestations.
Celles-ci prennent la forme d'une véritable action subversive : les jeunes développent une ironie mordante, expriment leur esprit moqueur dans des farces en raillant, sous forme de vers, l'arbitraire et les personnalités de la classe politique. Le symbolique officiel est alors taillé en pièce et une sorte de cynique se mêle à une dissidence et à une raillerie d'autant plus perçantes qu'elles compensent la rage produite par l'impuissance d'agir. Mais au fur a mesure que la situation se dégrade et que la population manque de l'essentiel – pénuries de biens de consommation, d'eau, de logement... – les jeunes apparaissent de plus en plus comme porteurs de radicalité :
Les stades s'ouvrent aussi tout comme les mosquées à la rue et du même coup à la ville.
La révolte embrasse la ville et une série de soulèvements populaires commence à secouer une grande partie du pays, plongé dans une crise économique et sociale généralisée. La première grande secousse parvient de la Casbah quartier populaire d'Alger en 1985. Constantine et Sétif connaissent ensuite l'explosion en novembre 1986. La riposte des autorités ne tarde pas : occultant la contestation, la rébellion et la révolte et réduisant leurs valeurs significatives à des "actes de délinquance", elles font intervenir leurs forces de répression.
Mais la révolte ne s'arrête pas et gagne, en septembre 1987, Aïn-Abid où des milliers de personnes occupent le siège de l'APC pour revendiquer l'eau et l'électricité. Les habitants d'Azazga font de même en 1988 : c'est ensuite au tour d'Oued-Oussera de connaître des manifestations populaires : les habitants endommagent les locaux de la Kasma du F.L.N. et de l'APC mais sont réprimés par les brigades anti-émeutes et les forces de sécurité qui procèdent à des arrestations.
Dans la même année, les villes de Saïda et de Mostaganem sont aussi les lieux de l'explosion populaire et dans les deux cas la répression ne s'est pas fait attendre. Partout, c'est l'accumulation des contradictions urbaines et sociales et leur exacerbation qui induisent d'elles-mêmes les soulèvements populaires.
Suivront alors Ouenza, Miliana, Bordj-Bou-Arreridj, Batna... et bien d'autres villes connaissent la spirale des manifestations et répressions. Mais au niveau de tous ces évènements, deux constantes semblent se dégager : ils prennent tout à fait l'allure de manifestations de la périphérie contre le centre, du peuple des périphéries régionales contre la capitale où se prennent les décisions économiques et sociales.
Mais ces troubles ne procèdent pas de la politique mais du besoin moderne de bien être ; aussi seules comptent les questions locales qui se substituent aux questions politiques nationales.
C'est comme si les classes populaires se sentent plus appartenir à des systèmes d'ordre sociaux fondés sur des lieux et personnifiés par les serviteurs de l'Etat (le responsable du Parti, le Maire ou le Wali) qu'à un système national de classes sociales. On reconnaît là, la logique d'action des classes et des couches marginalisées.
En attendant, entre les problèmes qui commandent l'Etat et ceux qui alimentent les révoltes populaires, c'est le vide, et le premier va échouer dans ce qu'il semblait être son point fort, son aptitude supposée à imposer ses normes, ses commandements et ses mensonges.
C'est le 5 Octobre : le soulèvement populaire embrasse toute la ville d'Alger ainsi que d'autres villes. Cette fois-ci ce ne sont plus les brigades anti-émeute qui interviennent mais les chars ! C’est l'horreur suivie de la terreur...
Plus révélatrices pour notre propos que la chronologie de ces tragiques évènements, nous apparaissent les significations du soulèvement populaire d'Octobre. Elles sont essentiellement au nombre de deux. D'abord, contrairement aux descriptions d'E. Hobsbawn pour qui les mouvements sociaux "primitifs" caractérisant la genèse de l'Europe moderne ne sont jamais orientés vers l'Etat et le pouvoir politique mais uniquement vers les riches et les puissants, le soulèvement d'Octobre fait de l'Etat un adversaire concret : c'est contre les A.P.C., les Kasmas du Parti, les locaux de la Daïra, les Commissariats de Police, les Edifices ministériels... bref contre les représentants du pouvoir politique que s'est tournée la colère des jeunes. C'est contre les symboles de la domination – et on non pas ceux de la richesse – qu'apparaissent les actes de révoltes. En somme, les jeunes ont désigné, dans la rue, la véritable cible .
Mais si les jeunes, les marginaux ont indiqué la cible, ils ne peuvent, en revanche, montrer la voie.
En effet, leur révolte se détermine uniquement contre, ne formulant aucun projet pour l'avenir : ils s'insurgent assurément contre une situation intolérable, mais ils sont plus motivés par la rage d'appartenir au champ marginal que par des utopies de transformation sociale. Ils constituent des puissances explosives mais leurs actions ne véhiculent pas une thématique d'émancipation.
Trop marginalisés, trop dominés pour pouvoir assembler tous les éléments définissant le sens de leur domination, trop dépendants pour se porter vers des références précises, trop indifférents aux slogans politiques pour accepter des modèles "réglés" de mobilisation, les jeunes ne peuvent avoir la capacité de formuler leur propre problématique ni laisser entrevoir la société à laquelle ils aspirent par rapport à celle qu'ils rejettent.
On scrute, dés lors, la voie dans laquelle il faut aborder la problématique du soulèvement d'Octobre. Celui-ci est le produit d'un modèle de relations sociales marqué par le refus de l'institutionnalisation de la revendication et d'un système de pouvoir qui, enclin à concentrer ses efforts sur l'exercice de la répression, favorise la conversion de cette revendication en révolte.
Le soulèvement d'Octobre consacre la faillite d'un système de pouvoir qui prive la scène politique de ses possibilité d'ouverture et de régulation en interdisant l'expression de revendications opposées, en étouffant toute initiative émancipatrice de la connaissance critique et en plongeant la société dans une profonde indigence morale et intellectuelle.
Il résulte, alors, d'un ensemble de facteurs qui ont pour nom : "désenchantements engendrés par des échecs répétés, propagation d'une sous-culture, absence de classes ou de groupes sociaux capables d'animer des projets historiques, contrôle sévère de toute pensée critique... bricolage idéologique du Parti-Unique... . Tous ces facteurs finiront, parce que générateurs de crise de légitimité et de détérioration croissante des rapports entre gouvernant et gouvernés, par orienter vers la fermeture le système social global et dans lequel l'Etat et la société, privés de toute armature politique, intellectuelle et morale s'affrontent par la violence.
Que penser alors des réformes politiques d'essence libérale qui ont fait suite aux événements d'Octobre ?
Où trouver cette vertu démocratique qui a pu donner naissance subitement à l'ouverture du système politique et à l'institutionnalisation du multipartisme ? Or, sur ce point, la réponse parait maintenant claire : aussi important que fut le soulèvement d'Octobre, ce n'est pas celui-ci qui a été l'acteur principal du changement institutionnel mais le pouvoir politique lui-même qui s'est efforcé, après un bain de sang, de s'émanciper de sa profonde crise de légitimité : la politique économique et sociale est en faillite, la "pacification" de la société par la rétribution des revenus de la rente est désormais impossible, le travail a perdu son sens dans la société et pour les individus et le champ marginal fait peser de plus en plus ses actions dangereuses sur les détenteurs du pouvoir. Au même moment, la société connaît de grands bouleversements mais elle est lasse de s'entendre marteler les même discours et les mêmes anciens, et de se voir imposer l'image du "peuple-un" où "chaque citoyen se perd dans la foule". A ce tableau plutôt sombre, il faut ajouter le rêve, qui n'est plus un secret pour personne, que représente le capitalisme pour les fractions bourgeoises et "bourgeoiséifiées" de la société.
C'est cette situation qui fait que l'initiative des réformes politiques est venue incontestablement d'en haut et que "l'ouverture démocratique" n'est pas née des mouvements de la rue.
L'initiative est revenue au prince au moment où les détenteurs du pouvoir ayant échoué dans leurs prétentions à développer le pays et disposant de très faibles relais au sein de la société et des périphéries sociales, cherchent à s'attirer les faveurs d'une nouvelle base sociale. Aussi ces détenteurs du pouvoir n'ont-ils pas d'autres options et ce d'autant que les réformes politiques peuvent servir d'habile contre-feu : elles fournissent à la fraction des élites politiciennes la manière de disqualifier la révolte des villes et de substituer les urnes à la colère des marginaux.
Mais si ces réformes politiques engendrent assurément des formes nouvelles de domination, elle induisent, en revanche, des brèches institutionnelles en desserrant les écrous et en créant des espaces où la société peut apprendre à se défendre – et cela ne serait-ce que "par devoir à l'égard des enfants mitraillés en Octobre qui garderont le mérite impérissable d'avoir fait reculer la peur"15. Octobre 88 a d'ailleurs permis à l'intelligentsia de sortir quelque peu de son somnambulisme social et aux classes productives de déclencher une vague de grèves sans précédent.