"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
14 Décembre 2020
Le feuilleton provoqué par une étude (en anglais) du chercheur Mohammed Hachemaoui se poursuit. Il y a eu d’abord la protestation publique de Mohamed Harbi cité dans l’étude comme un « intellectuel organique » du FLN. Cette protestation avait suscité une levée de bouclier médiatique anti-Hachemaoui , ce qui a provoqué une prise de position solidaire (1) de quelques universitaires en faveur du jeune chercheur.
Nouvel épisode, avec le texte collectif paru dans Mediapart qui dénonce le texte de Hachemaoui un article paru « qui pose de sérieux problèmes en matière de pensée critique ». Malheureusement personne n’a éprouvé le besoin de diffuser en Algérie et ailleurs la traduction de l’étude controversée de Hachemaoui, parue il y quelques mois.
En soutien à Mohammed Harbi
11 décembre 2020
«Etonnés et scandalisés par une polémique indigne de l’université dont Mohammed Harbi est la cible dans un texte paru dans une revue scientifique, nous tenons à apporter publiquement notre soutien à un intellectuel connu par ses écrits et engagements bien au-delà de l’Algérie ou de la France.
Les libertés académiques ne sauraient être confondues avec la calomnie ou les attaques dont il est l’objet. À cet égard, la responsabilité de la revue Sociétés politiques comparées est pleinement engagée pour avoir publié un article de Mohammed Hachemaoui qui pose de sérieux problèmes en matière de pensée critique.
Outre l’analyse très discutable de l’histoire algérienne récente, Mohammed Hachemaoui cherche en effet à présenter Mohammed Harbi comme « l’intellectuel organique du FLN » ou, tout simplement, comme un « intellectuel organique », au sens dévoyé du concept gramscien pour en faire, avec aplomb et une méconnaissance manifeste, la caution d’un régime qu’il a pourtant combattu. Est-il nécessaire de rappeler que, dès 1960, il dénonçait dans une lettre à Krim Belkacem « la conception policière de l’action politique qui prévaut au sein du FLN » ?
Les travaux de Mohammed Harbi sur le mouvement national algérien et la révolution anticoloniale, sont désormais des analyses de référence, de même que ses prises de positions à l’encontre de la militarisation de la société, en faveur du socialisme, de la démocratie et de la laïcité, ainsi que son soutien aux militants en butte à la répression à travers le monde.
Nous ne saurions tolérer que son parcours et ses écrits soient dénaturés afin de servir d’obscurs desseins qui ne rendent service ni à la quête de connaissance ni aux défis posés à l’Algérie et aux sociétés méditerranéennes.
Lire la liste des signataires sur Le blog de Les invités de Mediapart
(1) Une douzaine de chercheurs internationaux à la rescousse de Mohammed Hachemaoui
Que dit Mohammed Hachmaoui
*L’étude de Mohamed Hachemaoui est paru en anglais sous le titre : « Algeria: From One Revolution to the Other?The Metamorphosis of the State-Regime Complex »
Le texte entièrement en anglais est précédé de ce court résumé en français:
« Un récit dominant décrit la trajectoire postcoloniale algérienne comme une «révolution» qui a connu tour à tour le «Parti-État», le «péril islamiste», une «guerre civile» puis une «autocratie», la «crise» de cette dernière précipitant un «soulèvement populaire» provoquant la chute du «raïs» et imposant une «transition».
En rupture avec la doxa, cette étude établit que la domination politique, issue de la contre-révolution prétorienne des années 1950, s’appuie sur un complexe État-régime prétorien. La séquence historique qui s’ouvre avec le coup d'État militaire de janvier 1992 est moins une «guerre civile» qu’une violente néolibéralisation prétorienne, nécessitant la réinvention de la tradition de l’État-garnison comme «crime organisé».
Tirant un «enseignement stratégique» du succès de la gigantesque mobilisation orchestrée par la police politique égyptienne contre le président élu Mohamed Morsi en 2013, la puissante police secrète algérienne orchestre, canalise et encadre les manifestations de rue anti-Bouteflika V. Sous une apparente radicalité, ledit hirak contribue à figer le statu quo autoritaire : antipolitique, il opère un évitement structurel des conflits qui travaillent la domination néoprétorienne et néolibérale. Célébrant la fraternité avec l’armée, cette contre-révolution pacifique achève de renforcer la « mise en cage » du peuple. Source : Sociétés politiques comparées
L'«intellectuel organique» selon Gramsci
Par Attilio Monasta
Au coeur du message de Gramsci, il y a cette idée que l'organisation de la culture est «organiquement» liée au pouvoir dominant. Ce qui définit les intellectuels, ce n'est pas tant le travail qu'ils font que le rôle qu'ils jouent au sein de la société; cette fonction est toujours, plus ou moins consciemment, une fonction de «direction» technique et politique exercée par un groupe — soit le groupe dominant, soit un autre qui tend vers une position dominante.
«Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d'une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique» (13).
Le premier exemple d'«intellectuel» donné par Gramsci est l'«entrepreneur capitaliste» qui engendre «en même temps que lui-même le technicien d'industrie, le savant en économie politique, l'organisateur d'une culture nouvelle, d'un droit nouveau, etc. [...]. L'entrepreneur lui-même représente une élaboration sociale supérieure, déjà caractérisée par une certaine
capacité dirigeante et technique (c'est-à-dire intellectuelle)». C'est là la définition que Gramsci donne des intellectuels «organiques» et de leur fonction, qui est tout à la fois technique et politique. Cependant, il nous faut comprendre pourquoi tant d'intellectuels «se posent comme autonomes et indépendants du groupe dominant» et croient constituer un groupe social à part. La raison en est que «tout groupe social `essentiel' ayant émergé dans l'histoire à partir de la structure économique précédente [...] a trouvé, tout au moins dans l'histoire telle qu'elle s'est déroulée jusqu'à présent, des catégories sociales préexistantes qui, même, apparaissaient comme les représentants d'une continuité historique n'ayant pas été interrompue, même par les changements les plus compliqués et les plus radicaux des formes sociales et politiques» (14). Gramsci donne pour exemple de ce type d'intellectuel, dans lequel il voit l'«intellectuel traditionnel», les ecclésiastiques et toute une classe d'administrateurs, d'érudits, de scientifiques, de théoriciens, de philosophes laïques, etc. Ce n'est pas un hasard si aujourd'hui encore on parle parfois de «clercs» en français à propos de ces intellectuels, tandis que d'autres mots analogues issus du latin clericus servent, dans beaucoup d'autres langues, à désigner ceux qui accomplissent cette forme traditionnelle du travail intellectuel.
Si l'on veut trouver un «critère unitaire permettant de caractériser de la même manière l'ensemble des diverses, et disparates, activités intellectuelles et permettant en même temps et de façon essentielle de les distinguer des activités des autres groupements sociaux», c'est une «erreur de méthode» que de ne considérer que «ce qui appartient de manière intrinsèque aux activités intellectuelles», au lieu d'envisager «l'ensemble du système de rapports dans lequel celles-ci [...] viennent à se trouver dans l'ensemble général des rapports sociaux».
La critique de la distinction traditionnelle entre «travail manuel» et «travail intellectuel» est une des démarches les plus importantes en direction d'une nouvelle théorie de l'éducation. Selon Gramsci, cette distinction est idéologique dans la mesure où elle détourne l'attention des fonctions réelles présentes dans la vie sociale et le monde du travail pour l'orienter vers ce qui n'est que «détail technique».
«Dans n'importe quel travail physique, même le plus mécanique et le plus dégradé, il existe un minimum d'activité intellectuelle [...]. C'est pourquoi, pourrait-on dire, tous les hommes sont des intellectuels, mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction d'intellectuel. [...]. Il n'existe pas d'activité humaine dont on puisse exclure tout-à-fait l'intervention intellectuelle, il n'est pas possible de séparer l'homo faber de l'homo sapiens» (15).
Notes
(13) A. Gramsci, Quaderni del carcere, édition établie par Valentino Gerratana, Turin, Einaudi, 1975, p. 1513(Q dans les présentes notes). Le présent extrait est tiré du tome 3 (C3, p. 309). Quatre tomes des cahiers de prison ont paru en français, à Paris, chez Gallimard, avec avant-propos, notices et notes de Robert Paris: 2. Cahiers n° 6 à 9, 1983, 770 p.
3. Cahiers 10 à 13, 1978, 548 p. 4. Cahiers 14 à 18, 1990, 548 p. 5. Cahiers 19 à 29, 1992, 588 p. (C2, C3, C4 et C5 dans les présentes notes).
14. Q, p. 1514(C3, p. 310).
15. Q, p. 1516 (C3, p. 312).
Source : agora.qc.ca