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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

Après celles de Fernand Iveton, Joseph Andras suit les traces d'Ho Chi Min

«Me coltiner le réel, c’est la seule chose que je sache faire». C’est la phrase choisie par Mediapart pour titrer l’interview de l’auteur du livre "De nos frères blessés" inspiré du parcours de vie du condamné à mort algérien Fernand Iveton. Ellen Salvi explique : « Avec deux nouveaux récits, Au loin le ciel du Sud et Ainsi nous leur faisons la guerre, Joseph Andras poursuit sa réflexion poétique et politique sur la révolte et les mécanismes de domination. On y croise le jeune Hô Chi Minh à Paris, les barricades des « gilets jaunes » et une vache ardennaise en cavale ».

Extrait de l’entretien.

20 avril 2021 Par Ellen Salvi

Vous l’écrivez dès l’incipit d’Au loin le ciel du Sud : « Il n’est de vie qu’à l’ombre. » Et « rien ne déprave plus que le succès ». Est-ce à dire que la révolte est condamnée à l’échec ? Qu’elle ne peut être que dévoyée par la réussite ?

Joseph Andras : Disons que je partais avec une double difficulté : écrire sur un président de la République, communiste avec ça. On voit aussitôt les pièges : éloge du « grand homme », mausolée, statue du leader à tous les coins de rue. Le livre s’ouvre donc sur un revers de la main – un geste d’humeur anarchiste. On pourrait y voir une précaution. C’est d’abord une tournure d’esprit qui m’est spontanée : les estrades, les lumières crues, les grands cadres de musée, ce n’est pas mon truc. Raison pour laquelle je parle avant tout de Nguyên Ai Quôc, et non de l’homme d’État Hô Chi Minh : un jeune type qu’on a alors dépeint comme un fantôme et dont tout le monde, ou presque, a oublié le nom.

Hô Chi Minh au Congrès de Tours, en décembre 1920. © DR

Mais pour vous répondre plus directement – et c’est, je crois, l’un des fils de cette marche dans Paris –, il y a en effet la question de l’échec et de la réussite. Je mobilise ces deux catégories au regard du courant historique auquel j’appartiens, à savoir socialiste. La tradition que met au jour le livre Mélancolie de gauche, signé Enzo Traverso, irrigue dans une certaine mesure mon bouquin – et plus largement le sillon que je tâche de tracer. Traverso en parle comme d’une tradition « cachée », « souterraine », celle du « bonheur volé ». Un « vaste continent fait de victoires et de défaites ». C’est une mélancolie active, une défiance à l’endroit de « l’arrogance du vainqueur » (il dit ça à propos de Trotsky, dissociant les textes de l’homme de pouvoir et de l’homme en exil).

De l’écrasement de la Commune à l’écrasement du gouvernement Allende, on ne compte plus nos défaites. On les porte, on vit avec. Et, dans le même temps, nos victoires nous laissent amers : « Tout le pouvoir aux soviets », c’est très bien ; Varlam Chalamov déporté dans la Kolyma, beaucoup moins. Mitterrand en 1981, on a pu se laisser aller à sourire ; quatre ans plus tard, son gouvernement faisait couler le Rainbow Warrior en Océanie. Ça aussi, on vit avec. Ce que j’esquisse dans ce petit livre, c’est une zone, bâtarde, qui hérite de la séquence 1848-1991. On pourrait même remonter à 1794. Un périmètre dont les contours se trouvent quelque part entre deux bornes dont il faut se méfier : l’esthétique de la défaite (le martyre, les ruines) et la griserie révolutionnaire (le sens de l’histoire, la fin qui broie les moyens)…

(…)

Depuis De nos frères blessés jusqu’à Au loin le ciel du Sud, la « question coloniale » traverse tous vos récits. Aujourd’hui encore, c’est une question sur laquelle la gauche française ne cesse de louvoyer. Comment l’expliquez-vous ?

C’est précisément ce que j’ai à l’esprit. Mes livres abordent la question coloniale pour elle-même, bien sûr, mais ils ont aussi à l’esprit de dialoguer avec la gauche. Il faudrait d’ailleurs la définir puisque Manuel Valls s’en réclame. Disons plutôt cette vaste tradition héritière du socialisme tel qu’on l’entendait au XIXe siècle, de la lutte pour la justice en général et contre le mode de production capitaliste en particulier. En bref, le camp de l’égalité.

On a trop souvent tendance à faire de la droite et de la gauche des catégories morales, des « sensibilités » : la droite est méchante, la gauche est sympa. Dionys Mascolo est même allé jusqu’à dire que la droite et la gauche ne servent qu’à « distinguer entre deux bourgeois » – il proposait, lui, de parler de ceux qui sont « révolutionnaires » et de ceux qui ne le sont pas. On continue d’entendre, ici et là, que la colonisation serait de droite et que si la gauche l’a parfois appuyée, ce fut malgré ses « valeurs ». Bien sûr, c’est faux.

Victor Hugo et ses envolées sur la conquête au nom du progrès, c’est la gauche. Mitterrand qui ratifie l’exécution de Fernand Iveton et donne l’ordre final de frapper Ouvéa, c’est la gauche. Hollande qui chante son amour à Netanyahou, c’est la gauche. C’est que, ramenée à l’os, la question coloniale est celle de l’accumulation du capital. Des matières premières. De la force de travail. Après, on enrobe : les Lumières, le petit Jésus, la possession d’une âme, la modernité, le tout-à-l’égout et les Gaulois. Toute une partie de la gauche n’a aucun problème avec le capitalisme comme système structurant. À quoi il faut ajouter, dans une fraction du mouvement révolutionnaire, ce que Césaire, écrivant à Thorez, a nommé le « fraternalisme » : une sorte de paternalisme entre camarades du Nord et du Sud.

(…)

Quand on voit qu’Emmanuel Macron l’a utilisé comme titre de son livre programmatique, le mot « révolution » a-t-il encore un sens ? Lequel revêt-il pour vous ?

C’est une question compliquée. Je veux dire, ce qu’il faut faire des mots salis. Doit-on garder « socialisme » après les crédits de guerre votés par le SPD allemand en 1914 ? « Communisme » après Douch et son programme de tortures ? « Démocratie » après Bush et Blair ? « Féminisme » après Femmes puissantes de Léa Salamé ? Faut-il les abandonner, en trouver de nouveaux, les laver puis les brandir avec orgueil ? Il n’y a que dans les dictionnaires que les termes soient intacts. À l’air libre, ils ont tous du noir sous les ongles.

Macron prêterait à rire si son pouvoir n’avait pas le sang des « gilets jaunes » sur les mains. Les grands médias ont été ses manageurs : on saura se le rappeler. « Révolution » a, dans sa bouche, la même valeur que tout ce que son régime produit : des sons sans interactions avec ce qu’ils sont censés recouvrir. Lallement cite Trotsky, Blanquer assimile la théorie féministe au terrorisme islamiste, Darmanin reproche à Le Pen sa mollesse et Castaner écrit des haïkus sur les mouettes entre deux dénégations des violences policières. « Révolution », donc.

Ce que je continue d’y entendre ? Rien que de très banal : la possibilité d’un mieux-vivre pour le plus grand nombre. Manger convenablement, emmener ses gamins en vacances, soigner ses dents comme il faut, ne plus baisser les yeux devant un supérieur hiérarchique, discuter collectivement du travail produit, ne pas redouter les factures d’eau et d’électricité, être une femme et marcher tranquillement dans la rue à 2 heures du matin, être un homme noir ou arabe et marcher sans être harcelé par la police, libérer l’espace public de l’occupation publicitaire, bénéficier d’une information qui ne soit plus aux mains des riches – et n’avoir plus de riches du tout, vu ce qu’ils font des écosystèmes. C’est à peu près ça, une révolution. C’est finalement très modeste.

Seulement voilà : les ennemis de l’égalité sont organisés. Et l’histoire est là pour nous l’indiquer : ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour démolir cette aspiration populaire au mieux-vivre. Être fanatique, aujourd’hui, c’est croire que le compromis social-démocrate est en mesure de faire face aux enjeux climatiques. Être doux rêveur, aujourd’hui, c’est croire qu’on stoppera « l’innovation financière » par une succession de « mesures ». Le pragmatisme oblige à aligner deux idées de manière logique : empêcher le système terrestre de dérailler et, par suite, rendre la vie vivable au plus grand nombre, c’est faire la révolution. On a fait tomber l’Ancien Régime et l’aristocratie héréditaire ; reste à faire tomber le Nouveau Régime capitaliste fossile et l’aristocratie financière.

Pour les besoins de votre précédent livre, Kanaky, vous étiez parti sur place, au plus près d’Alphonse Dianou. Dans Au loin le ciel du Sud, vous traversez Paris, sur les traces du jeune Hô Chi Minh, qui s’appelait alors Nguyên Tât Thanh, et vous croisez d’autres colères. L’écriture nécessite-t-elle un ancrage au réel ?

Je me garderais bien d’universaliser mon cas. Mais le fait est que je n’ai pas un rapport de très grande proximité avec la fiction. Si je tâche de trouver l’artiste qui m’est le plus étranger, ce serait probablement Dali. Me coltiner le réel, les mailles du monde, c’est la seule chose que je sache faire. Alors, parfois, ça implique de joindre les jambes à la table d’écriture – Kanaky, oui, ou Au loin.

La littérature se doit-elle d’être politique ?

Elle l’est toujours, à vrai dire. La politique existe dès lors que deux personnes se croisent en chemin – car elles auraient pu ne jamais se croiser, car elles peuvent se saluer ou ne pas le faire. Dans cette incertitude, ce flottement, il y a, repliée, toute l’organisation d’une société. Qu’est-ce qui a rendu possible cette rencontre ? Qu’est-ce qui aurait pu l’entraver ? Pourquoi, à cet instant précis, en ce lieu-ci, en cette époque donnée, un individu a-t-il la possibilité – et toute possibilité est fruit d’une organisation collective – d’interagir avec un autre ?

Un Afro-Américain qui croise un Blanc dans le Tennessee en 1952, ce n’est pas un ouvrier-tourneur qui croise un magistrat dans un quartier populaire de Londres en 1910, ni une paysanne qui croise un tirailleur sénégalais dans le Var en 1914.

Donc toute production, toute œuvre, propose une politique. Cette création prolonge-t-elle le monde comme il va ? Lui offre-t-il de quoi s’appuyer, se renforcer, se justifier, s’épanouir ? Ou, au contraire, cette création cherche-t-elle à le bousculer, à le tournebouler, à lui faire mordre la poussière ? La littérature est politique jusque, et surtout, dans son refus de se dire politique. Chaque écrivain oriente ses écrits selon les ancrages sociaux, les aspirations et les objectifs qui sont les siens – chaque écrivain est donc « engagé » au profit d’un monde parmi d’autres.

Source : Mediapart

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