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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

Les oeillères de 200 années d'histoire occidentale...

« Un livre qui fait l’effet d’une bombe » écrit  Jade Lindgaard dans son compte-rendu du 27 novembre 2021 sur Mediapart.

Elle ajoute : « C’est une somme foisonnante, au titre improbable et à la portée politique explosive(...). C’est donc un livre d’histoire, et beaucoup plus que cela : un révélateur des ontologies dans lesquelles nous sommes pris·e·s sans même nous en rendre compte. En ce sens, c’est un outil de savoir et d’autonomisation, terminé quelques jours avant le décès de David Graeber, il y a un peu plus d’un an. Son coauteur et camarade d’écriture David Wengrow, chercheur et professeur à l’Institut d’archéologie de l’University College de Londres, est un spécialiste de l’origine de l’écriture, de l’art antique, des sociétés néolithiques et de l’émergence des premiers États. Il hérite de la lourde tâche de faire vivre cette œuvre prolifique et désobéissante. Mediapart l’a rencontré lors de son passage à Paris. Il témoigne de leur engagement commun à vulgariser les savoirs scientifiques et livre un peu de l’alchimie singulière de travail qui a relié ces deux chercheurs pendant une décennie.

EXTRAITS

 

Qu’avez-vous découvert dans votre recherche sur les inégalités, et pourquoi est-ce central dans l’histoire de l’humanité ?

Dans son livre La Société des égaux, Pierre Rosanvallon parle de l’obsession de la mesure des inégalités, alors que si peu est fait pour lutter contre. On fait tout pour les quantifier mais on fait extrêmement peu d’efforts pour imaginer comment les éradiquer. Cela donne le sentiment d’être piégé dans des sociétés très inégalitaires, que l’on peut observer en détail, mais sans avoir la moindre idée de quoi faire. Il remonte à la Révolution américaine et explique que la question de l’égalité, c’était plus qu’un enjeu de mesure : l’affirmation de la possibilité de ce à quoi pourraient ressembler des sociétés égalitaires. Alors qu’aujourd’hui on semble ne plus avoir d’imagination sur ce que pourraient être les alternatives. 

Pourquoi ? L’une des raisons est sûrement que quand on cherche des alternatives, on ne regarde pas plus loin que les 200 dernières années de l’histoire occidentale. Tout le reste est considéré comme relevant de la structure mythologique, où on parle de gens qui sont si radicalement différents de nous qu’on ne les considère pas vraiment comme des humains. Des événements leur arrivent sans qu’ils puissent y faire quelque chose. On a l’impression que l’agriculture est apparue et a créé, comme par magie, la propriété privée, qui aurait elle-même généré le gouvernement centralisé, selon l’histoire que Rousseau a si brillamment racontée. Sauf que cette histoire est un mythe. 

Que s’est-il donc passé en réalité, qui rompt avec ce récit habituel ?

Si on remonte 30 000 ans dans le passé, bien avant l’invention de l’agriculture, des êtres humains ont essayé de nombreuses possibilités sociales et politiques : des monarchies saisonnières, la construction de temples à un moment de l’année, puis leur destruction, etc. Il y a une flexibilité et une expérimentation qui changent complètement la nature de la question à poser sur le sens de tout cela. Vous ne pouvez plus vous demander quelle est l’origine de ceci ou de cela, car tout est déjà là : la propriété privée – mais peut-être ne l’utilisent-ils que trois mois par an – ; ils ont des chefs, des rois et des reines – mais peut-être seulement au moment de la chasse aux bisons et ensuite ils s’en débarrassent, etc. 

Pendant la plus grande partie de son histoire, l’humanité a expérimenté et joué avec les règles. In fine, le sujet se déplace : c’est un peu moins un enjeu d’égalité et un peu plus un jeu de libertés : les libertés sociales, la liberté de changer les structures des sociétés dans lesquelles nous vivons. La question ne porte plus sur l’origine de quelque chose qui n’existait pas avant mais sur la raison pour laquelle nous nous sommes retrouvés coincés dans une seule forme de réalité.

Dans cette déconstruction, vous interrogez le rôle et la définition de l’État, pourquoi ?

Une objection qui nous est faite est : si l’humanité est aussi expérimentale socialement que vous le prétendez, pourquoi le monde est-il tel qu’il est, avec des États-nations qui ressemblent tous au modèle européen ? Mais nous savons pourquoi nous en sommes là : 200 ans d’impérialisme très déterminé, le colonialisme et les génocides. La vraie question est plutôt : pourquoi voulons-nous si souvent croire que tout cela est lié à l’évolution ? Pourquoi, quand nous débattons des origines de l’État, devons-nous immanquablement faire référence à des choses qui se sont produites il y a 6 000 ans en Égypte ou en Chine? 

Cet argument sert à rendre beaucoup plus difficile la discussion sur ce qu’est un État. Les Mayas, les Aztèques, les Shan, la Mésopotamie ancienne… Ce qu’on appelle « les civilisations anciennes », cela fait des décennies que certains essaient de le ranger dans la catégorie des « débuts de l’État », ou des « formes archaïques de l’État ». Mais cela ne marche pas car on n’arrive jamais à une définition de l’État qui corresponde à tous ces exemples. Donc je crois qu’il nous faut accepter l’idée qu’il n’y a pas d’origine de l’État moderne au sens littéral. Plutôt, essayons de réfléchir en quoi consiste exactement l’État moderne, en termes institutionnels, et essayons d’écrire cette histoire. Nous avons identifié trois principaux composants de l’État moderne : la souveraineté, l’administration – et une forme de contrôle des savoirs – et la politique, avec des élections et une arène où des politiciens entrent en compétition les uns avec les autres pour un pouvoir « charismatique ». Si on casse l’abstraction de la notion d’État, on peut faire l’histoire de chacune de ses composante. Sur une longue période historique, leurs généalogies diffèrent complètement.

Qu’est-ce que cela peut changer à notre rapport au pouvoir ? 

Eh bien cela montre que notre fonctionnement actuel n’est pas figé dans le temps et l’espace par 6 000 ans d’évolution sociale. La COP26 vient de se tenir en Écosse. Des problèmes et des processus y ont été discutés, dont les effets auront un impact sur tous les habitants de la planète. Et qui étaient là pour en parler ? Des politiciens, piégés dans des enjeux électoraux de court terme. Rien dans l’évolution sociale de notre espèce ne nous oblige à soumettre ces problèmes de long terme au cadre d’une concurrence politique de court terme. Mais il y a cette idée qu’on vit dans des États et qu’il n’y a pas d’alternative. Ce que nous montrons, c’est que cette représentation n’est fondée sur rien. 

Cela peut dessiner un espoir : nous ne sommes pas condamnés à vivre dans des sociétés hiérarchiques et autoritaires. L’histoire de l’humanité est pleine d’exemple d’autres manières d’organiser les sociétés.

Oui, et y compris à grande échelle. Des gens sont en désaccord avec nous et pensent qu’il est plus optimiste d’imaginer une utopie primitive, où des humains auraient vécu dans des sociétés égalitaires et que cela s’est perdu avec les siècles. Mais pour moi, c’est plus pessimiste de penser ainsi, car on ne pourra jamais revenir à cette époque reculée, détruire la civilisation industrialisée et voir mourir 90 % des habitants. C’est empiriquement fragile et politiquement problématique. 

Donc, c’est vrai, nous faisons un sort à l’idée que les humains sont par essence des êtres égalitaires. Mais nous faisons aussi un sort à l’idée que les humains sont par essence des êtres inégalitaires. Les humains font des choix éthiques. Et ce qu’on observe aussi, c’est qu’ils ont fait des choix d’organisation, parfois sur de très grandes échelles, d’une façon moins cruelle, moins inégalitaire, moins ancrée dans la violence et la domination que nous aujourd’hui. Et nous trouvons également beaucoup d’exemples de sociétés aussi cruelles et inégalitaires que la nôtre. L’idée, c’est qu’il y a là un sujet à discuter, il y a des choix à faire. 

Beaucoup de pensées et de mouvements, plus ou moins anarchistes, socialistes, écologistes, féministes et révolutionnaires, affirment que l’on peut vivre sans État, sans patriarcat, sans hiérarchie sociale écrasante. Mais leur faiblesse est d’en rester à des théories ou des projections incertaines. La force de votre livre est d’en apporter d’innombrables exemples, et donc des formes de preuve que cela peut exister. Était-ce votre intention ?

David Graeber était génial à ce sujet parce qu’il était activiste, beaucoup plus que je ne l’ai jamais été. La question essentielle pour les activistes est : qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Et souvent, il accompagnait cette interrogation de « Qu’est-ce qui a déjà été fait ? » Avec toutes les personnes impliquées dans les mouvements altermondialistes après la crise financière de 2008, il demandait : peut-on organiser différemment l’économie ? 

Une fois cette question en tête, c’est une étape logique de partir enquêter sur ce qui a déjà été essayé ailleurs. C’est ce que font les anthropologues et les archéologues. Mais ce qui nous a frappé, c’est que dans ces champs de savoir, cela ne se fait plus d’écrire ce genre de livre. C’est la raison pour laquelle James Scott a écrit Homo Domesticus, il le dit en introduction – et j’étais en contact avec lui quand il travaillait dessus, on l’a un peu aidé sur la partie archéologie du livre : il a été choqué par la quantité de nouvelles informations que les archéologues avaient découvertes et dont personne ne lui avait parlé. Or il enseigne à l’université de Yale ! Donc si lui ne le savait pas, on peut supposer que personne n’est au courant. 

C’est le problème de nos champs de connaissance. Les spécialistes ne veulent plus faire d’ouvrages de vulgarisation. Donc il y a un vide, et il est rempli par des personnes qui n’ont pas la formation pour traiter toutes les preuves dont vous parlez. C’est pourquoi nous avons décidé qu’il était temps, face à ce problème, de faire quelque chose ensemble pour interroger les preuves archéologiques et anthropologiques. Nos disciplines ont toujours été en conversation l’une avec l’autre. Sinon, c’est comme perdre un membre de son propre corps. C’est ce que nous essayons de faire, tout en sachant que nous sommes très loin d’avoir la vision complète de ce qui s’est passé. Ce n’est donc pas un livre dogmatique. Nous ne prétendons pas répondre à toutes les questions mais poser d’autres questions. 

Qu’avez-vous découvert sur le matriarcat et quel rôle cela joue-t-il dans votre compréhension de cette histoire expérimentale de l’humanité ?

La première chose, c’est que le sujet est tabou. Pourquoi et comment ce sujet est-il devenu tabou ? Vous pourriez écrire un livre entier à ce sujet. C’est une histoire très compliquée, qui divise les féministes. C’est un sujet qui divise mais il est fondamental.

Pourquoi ?

Parce que cela ne peut pas être une coïncidence, si vous regardez l’histoire des royaumes, États et empires : tant d’entre eux, partout dans le monde, à toutes les époques, se sont organisés, et en particulier leur centre du pouvoir, sur le modèle de la maison patriarcale. Face à cela, vous pouvez avoir deux attitudes : soit dire « ç’a toujours été comme ça », ces États sont des versions agrandies de la forme sociale primitive des chasseurs-cueilleurs. Il n’y a pas vraiment de preuves de cela, mais c’est une hypothèse que certains défendent. 

Soit vous pouvez vous demander si ce sont des processus historiques concernant des groupes particuliers, dans des contextes sociaux particuliers. Pour faire cela, il faut au moins pouvoir se poser la question : peut-être y a-t-il autre chose ? Ce qui est frustrant, c’est que l’« autre chose » s’est produite avant que n’existent des preuves écrites du corpus archéologique. En Mésopotamie, par exemple, à peu près au moment où l’écriture apparaît, on voit que les femmes occupent des positions de pouvoir, qui s’affaiblissent avec le temps. Que se passait-il 1 000 ans avant ? Pour répondre à cette question, il faut se servir de preuves archéologiques. Et c’est là que de nouveau le sujet divise.

Il y a eu des préhistoriennes, comme Marija Gimbutas, qui ont défendu l’idée qu’au moins dans la partie du monde qu’elle connaissait – les Balkans, le Moyen-Orient et une partie de l’Europe centrale – ont existé des sociétés matrifocales – centrées sur la mère – dans les sociétés agricoles anciennes. Elle ne les qualifie pas de « sociétés matriarcales » – mais depuis sa mort dans les années 1990, on ne peut plus compter le nombre de personnes qui prétendent qu’elle l’a dit. 

Il existe des ethnographies documentées et des preuves historiques de l’existence du matriarcat, on l’explique dans le livre. Il n’y a donc pas vraiment de raison de supposer qu’il n’a pas existé. Cela devrait faire partie du spectre des possibilités. Et si on regarde des sites que Gimbutas a étudiés en Turquie ou en Ukraine, l’imagerie féminine y est fortement présente, dans la sphère rituelle et la sphère domestique. L’imagerie et la symbolique masculine n’en sont pas absentes. Mais aucune n’englobe l’autre. Pour la santé, le régime alimentaire et le bien-être, il semble que les femmes et les hommes biologiques étaient comparables. Donc il n’y a pas de raison d’appeler ces sociétés « patriarcales ». C’est peut-être un peu plus contestable de les appeler matriarcales, mais cela va avec d’autres hypothèses. Si on essaie de casser certains mythes, cela ouvre de l’espace pour parler de nouveau de la contribution des femmes à certains processus très importants dans l’histoire du monde. 

Votre chapitre sur les philosophes des Lumières et leur influence par les pensées autochtones d’Amérique du Nord est une bombe : ce n’est pas l’Europe qui a éclairé le monde de sa pensée mais des habitants de terres qu’elle voulait conquérir qui l’ont inspirée. 

N’est-ce pas intéressant que la découverte de cette influence soit si surprenante ? Qu’est-ce que cela dit de nos préjugés culturels ? La réaction contre l’influence des pensées autochtones a été très forte, au point de les effacer. Notre livre, qui vient tout juste de sortir, s’attire déjà les foudres d’historiens des Lumières et du XVIIIe siècle car il remet fortement en cause certains fondamentaux de leur champ : l’idée que la philosophie européenne est cette forteresse imprenable, imperméable aux influences extérieures. Et que même si nous connaissons quelques cas bien documentés d’individus qui ont interagi pendant de nombreuses années avec des autochtones, et enregistré leurs observations, notamment sur eux-mêmes, les colons européens, eh bien tout cela n’est pas censé avoir de l’importance. 

En tant qu’archéologue, je lis beaucoup de publications, pas du tout polémiques, qui décrivent à quel point l’Europe au temps des Lumières a adopté de nombreuses substances et coutumes venues d’Amérique, comme fumer du tabac ou boire du café. Mais on ne se demande jamais : et que s’est-il passé avec les choses non matérielles ? Pourquoi n’arrive-t-on pas à imaginer que les Européens pouvaient aussi absorber la production intellectuelle de ces peuples ? Ces représentations sont profondément ancrées dans la manière dont est écrite l’histoire des pensées des Lumières. 

En réalité, dans le livre, nous ne faisons que répéter ce qui a été dit de très nombreuses fois avant nous depuis 30 ou 40 ans par d’autres historiens, dont Georges E. Sioui, historien d’origine huronne-wendat, auteur d’un livre très important dans les années 1970 : Pour une autohistoire amérindienne. Un livre dont Claude Levi-Strauss avait fait l’éloge. Cette littérature est presque entièrement ignorée par les historiens dominants des Lumières. D’une certaine façon, nous y ajoutons une nouvelle perspective mais nous essayons surtout d’attirer l’attention sur ce qui est déjà là. 

Vous exhumez notamment la figure de Kandiaronk, philosophe et chef politique amérindien. Pourquoi est-il si important ?

Il est très important. Il est littéralement un pivot. Dans la dernière décennie du XVIIe siècle, quand toutes les nations européennes se battent les unes contre les autres pour leurs intérêts coloniaux, des négociations politiques particulièrement complexes se déroulent entre les sociétés autochtones d’Amérique du Nord : Iroquois, Algonquins…

Kandiaronk a été une figue centrale en essayant d’apaiser ces divisions. Il est l’un des signataires du traité de paix de Montréal en 1701. C’était un guerrier, impliqué dans d’importantes initiatives militaires. Mais ce qui était exceptionnel à son sujet, décrit par de nombreux contemporains, c’est son intelligence prodigieuse. Il était aussi connu pour ses qualités d’orateur et pour la beauté de ses discours. Il était donc souvent invité à la table de celui qui était alors gouverneur général, de cette partie de l’Amérique du Nord près des Grands Lacs, le comte de Frontenac. 

Certains de ces échanges ont été consignés par l’adjoint de Frontenac, Lahontan. Cet homme était un petit noble, qui n’aimait pas ce qui se passait en France et était parti aux Amériques pour vivre une vie plus aventureuse. Mais il a rencontré des problèmes et est revenu en Europe, sans un sou. Là, il a commencé à écrire ses dialogues avec Kandiaronk, qu’il renomme « Adario ». Ces livres le sauvèrent financièrement et lui donnèrent du prestige. Il est devenu ami avec Leibniz à Hanovre. Toute une partie des intellectuels de cette époque était fascinée par les récits de Lahontan et ses dialogues avec « les sauvages ». Il y a une lettre de Leibniz qui écrit à un ami : « En fait, ce personnage, Adario, c’est une vraie personne ! » 

David Graeber et David Wengrow, Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité, Les liens qui libèrent, 744 pages, 29,90 €

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