"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
21 Août 2022
Editorial du journal Le Monde
21-22 août 2022
Il s’est donc trouvé des juges en Arabie saoudite pour condamner, le 9 août, à trente-quatre ans de prison, une doctorante en médecine dentaire. Pour quel crime ? Avoir partagé des messages en faveur des droits des femmes sur un compte Twitter resté particulièrement confidentiel.
En première instance, en 2021, une très lourde peine de six ans de prison, dont trois avec sursis, avait déjà été prononcée contre Salma AlChehab, âgée de 34 ans, mère de deux enfants et qui appartient à une minorité chiite souvent injustement stigmatisée. En appel, la justice saoudienne a fait ce choix du grotesque. Une interdiction de quitter le royaume pour une durée similaire a même été ajoutée pour faire bonne mesure. Cette justice a estimé que la jeune femme, qui poursuivait ses études au Royaume-Uni avant son arrestation à l’occasion d’une visite en Arabie saoudite, a « fourni de l’aide à ceux qui cherchent à troubler l’ordre public et à diffuser des informations fausses et malveillantes ».
En matière de malveillance à l’égard du royaume, les juges à l’origine de cette peine ubuesque ont, en fait, battu tous les records. Ils ont justifié les pires clichés dont les autorités saoudiennes sont les premières à se plaindre. Avec de tels fonctionnaires, l’Arabie saoudite n’a pas besoin de détracteurs. Pour mémoire, la peine la plus lourde prononcée contre les membres du commando responsable, en 2018, de l’assassinat et du démembrement atroce du dissident saoudien Jamal Khashoggi, dans le consulat du royaume à Istanbul, a été inférieure de quatorze ans à celle qui frappe Salma AlChehab...
Comme on ne fera pas injure au prince héritier Mohammed Ben Salman, maître de fait du royaume, de considérer que ses mains sont liées par le principe de séparation des pouvoirs, il est évidemment comptable de cette condamnation scandaleuse qui a ému jusqu’aux Nations unies.
Par ricochet, cette peine ne peut qu’embarrasser les dirigeants occidentaux qui ont participé à sa récente réhabilitation après l’affaire Khashoggi. Il s’agit du président des Etats-Unis, Joe Biden, qui l’a rencontré en juillet à Djedda, et d’Emmanuel Macron, qui l’a reçu, un peu plus tard, à Paris.
Même la plus glaciale des realpolitiks devrait imposer des limites à l’arbitraire, surtout lorsqu’on prétend défendre des valeurs telles que l’équité et le respect des droits humains.
Il faut souhaiter que la raison revienne très vite aux autorités saoudiennes et que cette peine qui les ridiculise aux yeux du monde entier soit rapidement annulée. L’inverse témoignerait d’une inquiétante surdité de la part d’un prince dont l’ascension a été marquée autant par une mise au pas particulièrement brutale de ses pairs, au sein d’une monarchie où le pouvoir avait longtemps été exercé de manière collégiale, que par des décisions particulièrement hasardeuses, comme la guerre dévastatrice et vaine livrée au Yémen contre la rébellion houthiste.
Avant l’assassinat du dissident saoudien, qui a été suivi d’une quarantaine diplomatique, Mohammed Ben Salman n’avait pas compté son énergie pour installer le récit d’un prince réformateur, déterminé à tirer le royaume de l’immobilisme et à anticiper la fin de la rente pétrolière qui gonfle aujourd’hui les caisses saoudiennes. Le choix stratégique d’une plus grande ouverture du royaume sur le monde, notamment par le tourisme, est cependant incompatible avec les us et coutumes de satrape qu’illustre la condamnation inique de Salma AlChehab.