"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
4 Septembre 2022
Entretien avec Florent Gabarron-Garcia
Réalisé par Julien Trevisan et Simon Woillet, 4 septembre 2022
À l’occasion de la publication de son livre Histoire populaire de la psychanalyse, nous avons rencontré Florent Gabarron-Garcia. Maître de conférences à Paris 8 au département de sciences de l’éducation où il enseigne la psychanalyse, membre de la revue Chimères, formé à la clinique de la Borde, sa pratique analytique s’entrelace à la théorie critique. Dans cet entretien, il revient avec nous sur son livre qui lève le voile sur une partie oubliée de l’histoire de la psychanalyse et qui permet ainsi d’envisager une psychanalyse impliquée, au service des plus démunis, à rebours de la pratique institutionnelle dominante à l’œuvre aujourd’hui.
LVSL – Dans votre dernier livre Histoire populaire de la psychanalyse, on apprend que Freud était favorable à la révolution russe à ses débuts. Comment expliquer cette prise de position ?
Florent Gabarron-Garcia – Alors, effectivement, l’image que l’on a de Freud c’est plutôt celle que j’appelle l’image du Freud au gros cigare. Avec son veston, avec son regard qui vous fixe, ses yeux noirs plantés et un peu grimaçants, de grands bourgeois, plutôt conservateur. Dans mon livre, c’est une autre image qui apparaît. Freud est très engagé politiquement dans les années 20, puisqu’il soutient Victor Adler qui est le fondateur de la seconde internationale et qu’il participe à une campagne du parti socialiste viennois qui fait scandale à l’époque puisqu’il s’agit de distribuer des layettes aux bébés des familles de chômeurs. Freud est inscrit à cette campagne. Cette image-là, elle manque dans l’historiographie traditionnelle, qui insiste toujours sur son supposé conservatisme raisonnable. Ce sont des faits historiques méconnus, oubliés, refoulés et qui manquent en fait au tableau du parcours freudien.
LVSL – Quels ont été les acquis sur le plan clinique et sur le plan de l’éducation sexuelle des révolutions d’Europe de l’Est et de la révolution russe ? Ont-ils été durables ?
Ce que je déploie dans le livre, c’est que les mouvements analytiques ne sont pas des avant-gardes, c’est l’Europe entière qui regarde vers l’Est puisque là-bas il s’ouvre la révolution et dans l’idée des acteurs de l’époque c’est une révolution mondiale. Cela va être le cas aussi en Hongrie puisqu’après la révolution des conseils, l’empire austro-hongrois s’effondre et Freud, comme ses collègues, est pris là-dedans. Les Russes initient un tas de réformes, notamment sexuelles, et pas seulement politiques. Pour l’émancipation et les droits des femmes, pour la socialisation du travail domestique… c’est l’une des premières fois de l’histoire mondiale où une femme est nommée à la tête d’un ministère : Alexandra Kollontaï !
Le psychanalyste viennois regarde tout cela avec un grand intérêt. Sur la question des femmes, ce qu’il avait remarqué très tôt c’est que le refoulement sexuel produit de la crainte de penser, de l’inhibition de penser. D’où l’enjeu pointé très tôt par le hongrois Sandor Ferenczi dans son article sur la pédagogie, de changer les conditions de l’éducation. C’est un des buts affichés en Russie révolutionnaire puisqu’il s’agit de faire un homme nouveau et donc une femme nouvelle aussi. Et donc les mouvements féministes sont intéressés à la psychanalyse et à ce qu’elle dévoile sur le développement psychique humain. Qu’est-ce qui fait que les femmes n’ont jamais de responsabilité au pouvoir politiquement ?
La thèse misogyne de l’époque, c’est qu’il s’agit d’une affaire de constitution, de formation du cerveau : c’est la nature. Freud est très clair, il soutient dans plusieurs de ses livres, au début du XXème siècle, qu’il n’y a pas de nature anthropologique ni pour les sexes, ni pour les peuples et donc l’enjeu pédagogique est pour lui essentiel. Ne serait-ce que parce que l’analyste en écoutant l’adulte qui souffre a affaire avec l’enfant dans l’adulte. Du coup la question politique et sociale rebondit là-dessus. Les patients de Freud sont d’abord des patientes, là aussi. C’est elles qui ont les symptômes les plus forts. Donc oui, il y a un rapport entre leurs souffrances d’adultes et le type d’éducation qu’elles ont reçue et qui font qu’elles ont des symptômes terribles comme des paralysies de bras, des épilepsies, des inhibitions à penser. Cela n’est pas dû uniquement à leur constitution biologique, mais d’abord à leurs conditions d’éducation. La clinique freudienne le conditionne particulièrement à la dimension profondément politique du développement psychique.
Quel statut accorder selon vous, à l’aune de vos découvertes, sur la thèse du fameux « pessimisme politique » freudien de l’historiographie officielle ?
Bien que je ne sois pas historien de formation, au départ de ce travail, il y a d’abord le constat des manques criants de l’historiographie dominante. Le récit dominant de l’historiographie actuelle consiste à poser le pessimiste anthropologique comme l’alpha et l’oméga de la doctrine freudienne. En conséquence de quoi, il ne faudrait pas se faire d’illusion sur la possibilité de réforme politique car l’analyste sait que, selon la formule consacrée, il y a une « irréductible agressivité » qui est constitutive de la pulsion et qui fait que toutes les réformes sociales sont appelées à échouer.
Cette thèse qui est effectivement présente dans Le malaise dans la civilisation date de 1929. C’est un livre dans lequel Freud procède à la généralisation de la pulsion de mort à l’ensemble du social, ce qui est un geste très fort, mais qui est généralement rapporté à sa lucidité par rapport à la guerre qui est à venir, effectivement quatre ans plus tard Hitler accède au pouvoir. On fait de cette thèse une marque de son réalisme politique et on postule trop souvent qu’elle doit inciter tout psychanalyste à une forme de distance et de méfiance permanente à l’égard de toute tentative de transformation politique des systèmes actuels.
Cette exégèse très particulière, qui consiste à lire tout Freud à partir du dernier Freud, autrement dit à partir de 1929, ignore complètement les conditions géopolitiques qui vont faire infléchir Freud dans cette direction pessimiste. Elle refoule l’enjeu pratique qui était celui du psychanalyste engagé et qui caractérise la séquence antérieure des années 1920. En effet, on parle généralement de son engagement en faveur des policliniques et de la démocratisation du soin psychique, on en parle un petit peu, mais sans relier cet engagement au contexte géopolitique progressiste qui caractérise les années 1920. Du coup on recouvre le caractère politiquement subversif d’un tel positionnement, on ne voit pas toute cette séquence avec l’ampleur historique qui est la sienne.
De même on ne fait pas le lien avec le choix politique de Freud lorsqu’il soutient Adler, lorsqu’il participe au campagne du parti socialiste, lorsqu’il encourage Wilhem Reich, Hélène Deutsch qui est proche de Rosa Luxembourg, etc. on pourrait multiplier les exemples, toute cette histoire qui fait partie de la vie du mouvement analytique, toute l’implication politique des analystes quand elle était assumée publiquement, disparaît purement et simplement des manuels sur l’histoire de la discipline.
Il y a ici un décrochage entre l’exégèse contemporaine et la dimension politique concrète de la pratique analytique de ces époques. Or, aujourd’hui on ne met plus suffisamment en rapport les textes avec les contextes politiques promus par Freud lui-même. On opère une lecture rétrospective et fallacieusement téléologique entre le Freud politique des années 1920 et le Freud pessimiste des années 1930.
Évidemment ces deux types de lectures ne produisent pas les mêmes effets dans la pratique analytique et c’est cela qu’il faut penser. L’historiographie actuelle, constituée à partir du dernier Freud pessimiste, risque toujours de rater les pratiques des années 1920, de rater aussi la lecture de L’avenir d’une illusion (1927). Vous le savez, il s’agit du livre juste avant Le malaise et généralement on lit L’avenir d’une illusion à partir du Malaise…
Ce qui fait qu’on lit mal parce qu’on oublie de restituer la portée concrète du premier chapitre de L’avenir d’une illusion dans lequel il défend la révolution bolchevique, il parle de « grande espérance pour l’humanité ». On peut selon lui, à ce moment, attendre un projet de réformes sociales qui vont modifier le développement humain en profondeur, il a des expressions extrêmement fortes.
Évidemment, il a nuancé cet enthousiasme par la suite. Mais il ne faut pas occulter qu’à un moment il avait cette position. Cela produit une autre lecture possible et à mon avis plus juste de l’œuvre freudienne telle qu’elle se déploie chronologiquement et donc politiquement. Cela amène à reconsidérer la posture de Freud dans les années 30 par rapport à ses collègues. Lesquels, pour la plupart pendant toutes les années 20 ont été très engagés et pour une part significative d’entre eux vont continuer à l’être malgré la nouvelle orientation.
De ce point de vue-là, il faut aussi réévaluer la manière dont l’historiographie traite de Reich qui bien souvent est un analyste qui est dévalorisé parce qu’à la fin de sa vie il a tout simplement sombré dans le délire. Avec ses discours sur l’Orgone notamment. Mais cette lecture rétrospective et déshumanisante occulte complètement la séquence qui nous intéresse qui est celle des années 30. Reich y reste dans une position éthique qui est tout à son honneur puisque malgré l’adversité et la barbarie qui monte, il reste dans le sillage freudien des années 20 selon lequel l’analyste doit être auprès des plus démunis. Il ne doit pas être neutre et ne peut pas être du côté des dictatures et ne peut pas non plus s’abstenir d’agir. Et donc Reich va critiquer ouvertement et officiellement dans les années 30 alors même que Hitler arrive au pouvoir, va critiquer ouvertement le parti nazi, ce que lui reprochera l’establishement analytique, par l’intermédiaire d’Ernest Jones mais Freud est aussi sur cette ligne car il faut « sauver la psychanalyse », ce qui est contre-nature, car c’est tout sauf éthique, ce qui interroge beaucoup. Au regard de l’histoire, dire qu’il y a une généralisation de la pulsion de mort au niveau du social d’accord. La question c’est quelle conséquence théorique, pratique et éthique l’analyste doit en tirer.
La conséquence n’est pas forcément qu’il faut être neutre et dire que l’homme est un loup pour l’homme. Au contraire, peut-être la conséquence c’est qu’il faut lutter d’autant plus et s’interroger analytiquement. Comment se fait-il que les masses vont plébisciter Hitler ? Et comment analytiquement penser cela et essayer de produire des contre dispositifs pour que la subjectivation politique ne bascule pas du mauvais bord et que l’intérêt de classe ne soit trahi par l’intérêt libidinal. Tout ça ce sont des questions de Reich. Et là Reich, du point de vue de l’histoire et de la question que pose l’histoire aux analystes de cette période, il est tout à fait décisif et il faut réévaluer cette séquence à l’aune de ces questions historiques (…).
Texte intégral de l’interview : https://lvsl.fr/freud-et-le-socialisme-une-histoire-meconnue-florent-gabarron-garcia/