"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
11 Octobre 2011
Rimbaud posthume
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L’admiration d’Aragon pour Rimbaud ne le quitta pas sa vie durant : jusque dans le grand âge, il émaillait sa conversation de citations du poète. Ne lui arrivait-il pas, par exemple, de commander au restaurant une daurade « des flots bleus» naturellement, ajoutait-il avec malice. Ou bien, à propos d’interlocuteurs indiscrets : « Nos fesses ne sont pas les leurs ! » Il est vrai qu’à l’âge de dix-huit ans, il connaissait son Rimbaud par cœur… Il avait, en 1918, au Front, comme lecture quotidienne, les Illuminations et Une saison en enfer : « Me trouvant à l’heure de l’attaque avec mon masque à gaz et mon livre en main. Qu’est-ce que vous lisez là ? (lui demande le capitaine). C’était Vertige : “Tout à la vengeance, à la fureur, mon âme !”. »
Le texte d’Aragon, inédit en volume, date de 1930 et fut, en 1991, publié par la revue Europe dans son numéro Arthur Rimbaud. Rendu à sa vocation de préface d’Une saison en enfer par le Temps des cerises, il donne toute sa valeur à un petit volume élégant dont la couverture s’orne du portrait de Rimbaud par Fernand Léger, portrait remarquable à bien des titres, dont il faudrait retracer l’histoire (Aragon l’avait fait reproduire sous forme de vignette à plusieurs centaines d’exemplaires). Le dessin de la bouche, par exemple, m’a toujours laissé perplexe parce qu’il la tord en une sorte de rictus cruel – moqueur ? –, à tout le moins douloureux : en somme, il donne à son Rimbaud un côté voyou, mauvais garçon. Diabolique, qui sait ? Mais peu importe. À chacun son Rimbaud, et la légende et les fantasmes dont on l’accompagne.
Mais cette publication d’Une saison en enfer vaut également pour la postface d’Olivier Barbarant. Rappelons au lecteur qu’il dirigea, dans la Bibliothèque de la Pléiade, l’établissement des Œuvres poétiques complètes d’Aragon en deux volumes. Et avec quelle rigueur ! Tant et si bien qu’il me semble difficile d’étudier désormais la poésie d’Aragon sans se référer à son travail et à celui de son équipe de chercheurs. Cette postface, donc, retrace avec clarté l’histoire des rapports d’Aragon avec l’œuvre de Rimbaud et en dégage, non comme on pourrait le croire, les contradictions, mais la « constance d’une vision qui tente sans cesse de démêler la pertinence d’une œuvre et la falsification d’une figure d’écrivain ».
Le lecteur de cette préface de 1930 sera, j’imagine, ébloui comme je l’ai été par l’écriture incisive d’Aragon, qui n’est pas sans évoquer, par moments, celle du Traité du style (1928) (…).
Cette préface de 1930 porte en elle les éléments qu’Aragon développera plus tard : en 1943, dans Pour expliquer ce que j’étais et, en 1946, dans Chroniques du bel canto, à savoir « la condamnation du rimbaldisme au nom, et pour la mémoire, de Rimbaud ». Le rimbaldisme ? C’est-à-dire « des vues partielles, partisanes, passionnelles » de son œuvre. Il y eut, par exemple, l’explication symboliste « qui, mettant l’accent sur le Bateau ivre (…) et le sonnet des Voyelles, voyait en Rimbaud la suite du romantisme, voire un prolongement de Baudelaire »… Nous venons d’évoquer « les tentatives catholiques d’annexion d’un poète qu’on croyait déjà canonisable ». Il y eut également les manœuvres de ceux qui voulaient faire des Illuminations ou d’Une saison en enfer des « œuvres communistes », etc. (…)
Aragon fait de Rimbaud « l’introduction à toute conscience du langage ». Pour la première fois, il est rompu avec le machinal du langage. Et le voici déjà qui s’intéresse aux brouillons du poète, brouillons précieux : « Les ratures couvrent, pour des raisons à étudier, une partie du secret que le poète croit inutile de divulguer en “toutes lettres”. » Il reviendra sur l’importance d’une réflexion sur les manuscrits du poète, en 1946 (toujours dans sa Chronique du bel canto de novembre). Laquelle permet de mettre l’accent sur le faire de la poésie, sa fabrique et donc le « comment se révolutionne l’imaginaire » (O. B.). D’où l’ampleur du vocabulaire rimbaldien « qui ne peut être comparé qu’à celui de Hugo » (…)
Jean Ristat. Les Lettres Françaises, Octobre 2011 – N°86. Texte intégral
Une saison en enfer. Préface d’Aragon. Le Temps des cerises. 140 pages, 12 euros.