"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
21 Mars 2013
Dans une interview au journal français l’Express, à l’occasion de la sortie de son livre évènement*, Julian Assange analyse la manière dont les nouvelles technologies sont utilisées contre nos libertés publiques.
EXTRAITS
Dans votre livre, vous estimez que les frontières entre les gouvernements et les grandes entreprises s'estompent. Vivons-nous dans une ploutocratie?
Oui. Dans les pays occidentaux, des relations se sont nouées entre les institutions, les gens qui y travaillent et les firmes. Ces liens peuvent prendre la forme de relations contractuelles et financières. Il peut s'agir ainsi de liens entre les gouvernements, ou entre les Etats et des sociétés privées, que ce soit au travers de participations au capital, de distribution de stock-options à des responsables politiques ou du partage de commissions sur des contrats publics.
Les systèmes démocratiques ont-ils cessé de fonctionner?
La vraie question est de savoir s'il y a jamais eu de véritables démocraties! Un phénomène très important est apparu il y a dix ans. Avec l'émergence d'Internet, de nombreux articles concernant les comportements des institutions démocratiques et des personnes qui y travaillent ont été publiés puis supprimés du réseau. Notre perception du système politique a peut-être changé à ce moment-là, lorsque les gens ont appris que les lois pouvaient être mal appliquées, les règles perverties.
Les régimes libyen ou syrien ont eu recours à des technologies pour contrôler Internet et espionner les dissidents. Pas les démocraties occidentales...
Bien sûr que si! Elles les utilisent, mais les citoyens ne le savent pas. Les politiciens emploientun tour de passe-passe. Il s'agit d'accoler un concept complexe - comme la surveillance des communications électroniques qui transitent par les fournisseurs d'accès à Internet - aux peurs les plus primaires, faciles à comprendre pour le quidam. Sous prétexte de lutter contre le trafic de drogue, la pédopornographie ou la violation des droits d'auteur, les politiciens mettent en place un arsenal législatif qui permet la surveillance de masse sur la Toile. En réalité, il s'agit pour eux de maintenir leur contrôle et de faire reculer la liberté. Sous prétexte qu'ils ont été élus, ils estiment que tout ce qu'ils décident se fait avec le consentement du peuple. C'est absurde! L'approbation du peuple n'existe pas quand il en va des agissements des services secrets ou de certaines entreprises qui espionnent la population.
Vous représentez le mouvement Cypherpunk, qui réclame un chiffrement généralisé des communications entre particuliers afin de protéger leur confidentialité. Est-ce un contre-pouvoir?
Ce mouvement couvre de nombreux domaines, de la réforme du droit d'auteur au partage de l'information. Les cypherpunks ont pensé la plupart de ces problèmes dans les années 1990 en se fixant très tôt comme objectif d'empêcher les Etats de contrôler les communications entre particuliers. A cette époque, ce mouvement n'en était encore qu'à ses balbutiements et n'apparaissait guère important. Maintenant qu'Internet a fusionné avec la société, au point d'en devenir le système nerveux, en quelque sorte, cette mouvance est prise très au sérieux.
A vous écouter, les nouvelles technologies seraient un frein à nos libertés publiques...
Les sociétés spécialisées dans l'espionnage et la surveillance de masse ont accru leur pouvoir et ont réussi à asseoir leur contrôle sur les citoyens via les nouveaux outils de communication électroniques transnationaux et la téléphonie mobile. Pourtant, dans le même temps, le partage des connaissances, grâce à Internet, a amélioré l'éducation politique de chacun. Un jeune homme d'une vingtaine d'années aujourd'hui possède un niveau de connaissance bien supérieur à son homologue du même âge il y a quinze ans. D'un côté, nous avons de grandes puissances qui exploitent les données sur des individus bien moins puissants qu'eux et, de l'autre, ces mêmes individus parviennent à soustraire des informations à ces grosses organisations, afin de les diffuser ensuite sur WikiLeaks. Ainsi, nous arriverons à rétablir un équilibre, à atteindre un jeu à somme nulle. Finalement, un monde mieux instruit pourra prendre des décisions de façon plus intelligente.
La transparence à tout prix n'a-t-elle pas aussi des répercussions négatives pour les Etats, lors de négociations secrètes, par exemple?
L'Etat n'a aucun droit, ce sont les citoyens qui ont des droits. Vous avez raison, il y a beaucoup trop de transparence... Mais pas là où vous pensez. Car elle se fait au détriment des citoyens, pas des Etats! Les courriels, les chats, les appels téléphoniques, etc. Toutes ces informations privées sont collectées par des entreprises déjà extrêmement puissantes. Donc, oui, il y a trop de transparence. Mais elle bénéfice à ces multinationales et pas assez au peuple. L'Etat a une seule obligation, celle d'être transparent. Il n'a aucun droit, ce sont les citoyens qui ont des droits.
Propos recueillis par Emmanuel Paquette, 20 mars 2013.
Texte intégral : lexpress.fr
*Menace sur nos libertés. Comment Internet nous espionne, comment résister, par Julian Assange, avec Jacob Appelbaum, Andy Muller-Maguhn et Jérémie Zimmermann. Robert Laffont, 252 pages, 19 euros