"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
6 Octobre 2012
La dépouille de Pierre Chaulet est attendue lundi à Alger. Il sera enterré le lendemain, mardi, au cimetière chrétien d’El-Madania. Avant sa mort, Pierre Chaulet avait demandé que sa dépouille repose aux côtés de la tombe d’Henri Maillot, un autre patriote algérien.
UN HEROS
Par K. Selim
«Il est parti ce matin».
Un message bref à l'émotion contenue que l'ami a envoyé ce matin du 5 octobre pour annoncer le départ de Pierre Chaulet, le militant, l'acteur, le témoin, le médecin, le
professeur.
Et on a beau avoir été préparé, savoir qu'il a reçu
depuis plusieurs jours l'extrême-onction et qu'il était entouré par les siens dans ces instants ultimes, ce départ bouleverse. Profondément.
Pierre Chaulet a été dans le sens le plus élevé et le plus complet du terme un homme universel, un héros. Un parcours extraordinaire qui a été un défi à tous
les déterminismes sociaux, historiques et culturels. Dans notre histoire tourmentée et impitoyable, la plupart de ceux qui se sont engagés dans le combat l'ont fait parce qu'il n'y avait pas
d'autre choix possible face à l'ordre colonial. Pour ceux-là, le combat anticolonial était dans l'ordre des choses. Il n'y avait pas d'options…
Cela n'enlève rien ni à leur mérite ni à leur courage. Pierre Chaulet, lui, ne manquait pas d'options qui pouvaient lui permettre
de préserver sa dignité et ses convictions sans emprunter des chemins abrupts, rudes et incertains. Il a choisi d'emprunter ces chemins de crête en homme
libre. En juste, sans compromission. Et ce choix puissant demeure exemplaire. Car, justement, il n'était guidé par rien d'autre que par un attachement total à une haute idée de la justice et de
l'humain.
Engagé, bien avant le début de la guerre de libération, dans le catholicisme social (syndicat ouvrier, scout), il est déjà un «indigné» devant le sort
réservé aux plus faibles, aux plus pauvres. Il est déjà hors du groupe restreint, hors de la «communauté» et dans l'universel, dans l'humain. Il fait partie, aux côtés de Fanon et de bien
d'autres, de ceux qui ont confirmé l'universalité du combat des Algériens. Et il a fallu, on le devine malgré une modestie non feinte qui ne s'étale pas sur la question, un courage héroïque
pour que les convictions se traduisent, de manière conséquente, dans les actes, dans l'engagement, dans le combat. Il y a eu dans cette histoire algérienne beaucoup de couleuvres à avaler, de
vicissitudes, voire des vilenies, mais elles n'ont jamais altéré chez lui la certitude que le choix de l'humanité qu'il a fait est supérieur à celui de la «communauté» ou de la «race».
Ce «catholique pas très catholique» n'a jamais regretté son choix d'être du côté des humbles. Et il l'a poursuivi, après l'indépendance, par un patient
travail dans le domaine de la santé publique. Le fait que l'Algérie d'aujourd'hui soit loin de correspondre aux attentes d'un des combats les plus durs n'y change rien. Le révisionnisme ne fait
pas partie de la culture des justes. Pour l'honneur de l'humanité et pour le bonheur des Algériens et de leur histoire, des hommes comme Pierre Chaulet ont existé. Ils sont les témoins
constants d'un rejet du repli sur soi, les défenseurs d'une vision généreuse, ouverte et fraternelle de l'Algérie. Son attachement à ces convictions l'a naturellement conduit au combat pour
l'indépendance et à l'engagement résolu au sein du FLN historique. Il a choisi l'Algérie.
Une arabophone lui a écrit que malgré ses difficultés en langue française, elle lisait le livre le «choix de l'Algérie» comme s'il était écrit en arabe. Il lui a répondu, il y a quelques jours encore, que cela tenait probablement au fait que le livre et ses phrases «ont été pensés en Algérien». C'est bien cela. Cet homme, en tant que médecin, professeur, journaliste et militant, a constamment pensé en «Algérien». Il est bien un héros humain, de sensibilité et d'engagement. Celui que ses convictions arrachent au confort et aux identités assignées et poussent vers ces hautes terres où l'on prend tous les risques. Pour notre génération, celle des quinquagénaires qui ont l'âge de ses enfants, Pierre Chaulet fait partie de nos repères mentaux et éthiques. Et on n'arrive pas, comme c'est toujours le cas pour les héros authentiques, à en parler au passé. C'est comme le djebel Djurdjura, on ne le voit pas nécessairement de toutes les contrées du pays mais on le devine, là, solidement ancré dans la terre algérienne, à nous rappeler le meilleur de nos combats et à nous inciter à rejeter la fatalité et la résignation. A chercher le meilleur en nous. Honneur au juste.
Le Quotidien d’Oran, 6 octobre 2012
L’Algérie a perdu en Pierre Chaulet un homme de courage et un juste parmi les justes
Par Yassin Temlali
Né en 1930 en Algérie, dans une famille issue du peuplement colonial mais engagée dans les organisations du courant « catholique social », Pierre Chaulet a très tôt décidé d’échanger sa « communauté » contre son peuple. Quelques semaines après le déclenchement de la Révolution, il s’engageait, avec son épouse Claudine Guillot-Chaulet, au sein du FLN. Il sera après l’indépendance un des concepteurs du système de santé publique. Ni la « décennie noire » ni les sanglantes années 1990 ne lui feront perdre l’espoir de voir les jeunes Algériens sortir leur pays du cercle de ses tragédies et lui frayer une voie vers la lumière.
Un juste parmi les justes, le militant de l’Indépendance de l’Algérie Pierre Chaulet, s’est éteint ce matin au milieu des siens des suites d’une longue maladie.
Né le 27 mars 1930 en Algérie, dans une famille issue du peuplement colonial français mais engagée dans différentes organisations du courant « catholique social » (syndicats ouvriers, scouts…), Pierre Chaulet a très tôt pris conscience de l’insoutenable condition de ces millions d’autres Algériens, les « indigènes », qu’un abîme de ségrégations empêchait d’être ses frères et concitoyens. Cette prise de conscience s’aiguisera au contact de militants nationalistes de tous bords, rencontrés à la Faculté d’Alger où il préparait son doctorat de médecine. Elle prendra, le 21 novembre 1954 (soit trois semaines seulement après le déclenchement de la Révolution) la forme d’un engagement total pour l’indépendance de l’Algérie, au sein du Front de libération nationale (FLN). Cet engagement - si périlleux lorsqu’on se remémore que le FLN n’était alors qu’une petite organisation embryonnaire - sera aussi, et simultanément, celui de son épouse, Claudine Guillot-Chaulet, née en France dans une famille républicaine et humaniste installée en Algérie dès 1946.
Membre, comme son épouse, des réseaux clandestins du FLN, Pierre Chaulet a été arrêté puis relâché. Il sera mis sous étroite surveillance et harcelé par la police coloniale. Avec Claudine, il rejoindra Tunis où il fera partie de la rédaction d’El Moudjahid, voix de la résistance, avec, entre autres militants, Abane Ramdane et l’« Algérien de Martinique », le psychiatre Franz Fanon. Il effectuera également de nombreuses missions pour le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) en Tunisie et dans d’autres pays.
A l’indépendance, en 1962, Pierre et Claudine Chaulet rentreront en Algérie et opteront pour la nationalité algérienne. La jeune république, démunie de compétences suite au départ massif des pieds-noirs, trouvera en eux des cadres dévoués à leurs « tâches d’édification nationale » pour employer le vocabulaire de l’époque. Lui travaillera en tant que professeur de médecine et sera un des concepteurs du système national de santé publique, tandis qu’elle, elle se vouera, en tant que sociologue, à l’étude du monde rural, dans différents centres de recherches et à l’université, où elle enseignera jusqu’à sa retraite.
Le parcours de Pierre Chaulet, de 1962 à son décès aujourd’hui, embrasse différentes périodes historiques : les exaltantes années de la médecine gratuite, de la réforme agraire et de la généralisation de l’enseignement public ; la « décennie noire » et son lot de gabegies et de renoncements aux acquis de l’indépendance au nom de l’efficacité économique ; la « décennie rouge » qui l’a contraint, lui et Claudine Chaulet, à un douloureux exil européen de 1994 à 1999 ; et, enfin, les treize dernières années, correspondant aux « années Bouteflika », durant lesquelles ni lui ni son épouse n’ont désespéré de voir les jeunes Algériens sortir leur pays du cercle de ses tragédies successives et lui frayer une voie vers la lumière.
La disparition de Pierre Chaulet vient clore une longue militance exemplaire, entamée dans le syndicalisme étudiant, prolongée dans le mouvement indépendantiste et poursuivie dans la lutte pour une santé publique de qualité, en Algérie mais aussi ailleurs dans le monde, à travers son travail au sein de l’Organisation mondiale de la santé. Ce parcours, qui est en grande partie celui de Claudine Chaulet, est relaté dans un livre de mémoires à deux voix intitulé Le Choix de l’Algérie, deux voix, une mémoire (Barzakh Editions). La parution de cet ouvrage en 2012 a été pour Pierre Chaulet l’occasion d’ultimes contacts avec de nombreux Algériens, jeunes et moins jeunes, qui, souvent, ignoraient tout de sa contribution et de celle d’autres Européens d’Algérie à l’indépendance de leur pays.
L’Algérie se souviendra de Pierre Chaulet comme d’un homme de courage qui a échangé sa communauté contre son peuple, l’enfermement chauvin contre l’humanisme et donné un exemple universel de fraternité en participant à l’une des plus dures guerres de libération de l’Histoire. Que son souvenir demeure vivant et que son parcours éclaire celui de ses frères, en Algérie et dans le monde.
Maghreb Emergent, 5 octobre 2012