"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
23 Novembre 2013
Par Nicolas Bourgoin*
Mise en échec des négociations sur le programme nucléaire iranien à la grande satisfaction de Netanyahu, pressions sur le régime de Damas et poursuite de l’aide militaire aux « rebelles », guerre contre le « terrorisme » au Mali, allégeance faite à Israël et à son régime d’apartheid alors que la colonisation se poursuit et même s’accélère et que Gaza meurt à petit feu sous le blocus et les pénuries. Sur le front intérieur, la situation est à l’avenant : pendant que le gouvernement ostracise sans relâche les musulmans et expulse massivement les Roms, il prend fait et cause pour la communauté juive en réaffirmant son droit à porter des signes religieux ostentatoires et s’affiche au dîner annuel du CRIF. La France, pays le plus néoconservateur du monde ? si poser cette question aurait été insensé il y a seulement une dizaine d’années, certains aujourd’hui y répondent par l’affirmative. On ne peut, hélas, que leur donner raison …
Guerre contre le terrorisme et théorie du choc des civilisations
La chute de l’Union soviétique et des démocraties populaires au tournant de la décennie 1990 a ouvert une nouvelle période marquée par une recomposition du marché de la guerre qui s’organisait jusque là sur une bipolarisation politique du monde. La menace a quitté l’espace ordonné du camp socialiste pour se diluer à l’échelle de la planète : dans la hiérarchie des peurs occidentales, la « nébuleuse terroriste islamiste » a détrôné la « pieuvre soviétique ». Le « choc des idéologies » a laissé la place au « choc des civilisations » selon la formule de Samuel Huntington.
Selon cette théorie qu’il a développé au milieu des années 1990, le monde post-soviétique se diviserait entre l’aire de la « chrétienté occidentale » et celle de la « chrétienté orthodoxe et de l’islam ». Cette dernière n’a pas connu ni reçu les valeurs politiques fondamentales de la démocratie représentative occidentale (pluralisme social, laïcisation du politique, état de droit, institutions parlementaires, individualisme juridique et politique, libéralisme économique), et tend à les refuser, les percevant comme une émanation de l’impérialisme occidental. Cette division culturelle serait dorénavant, aux yeux du politologue américain, la source principale des conflits dans le monde, spécialement entre les pays musulmans et les Etats-Unis.
Cette théorie a servi de justification idéologique à la guerre contre le terrorisme menée par l’administration Bush contre plusieurs pays dont l’Irak et l’Afghanistan suite aux attentats du 11 septembre. Elle s’est accompagnée sur le plan intérieur d’une politique sécuritaire aux USA et dans de nombreux pays occidentaux dont la France : tour de vis policier et pénal, coup d’accélérateur sur la mise en place d’un arsenal de dispositifs de coopération policière et judiciaire dont le mandat d’arrêt européen sera la clé de voûte[1], restriction des libertés publiques et privées, cybersurveillance accrue et boulimie de collecte et de stockage de données nominatives de la part des institutions officielles ou des agences privées. L’état de droit s’est affaibli sous les coups de boutoir des procédures pénales dérogatoires. L’ensemble de ces dispositifs ciblés sur un ennemi socio-ethnique à la fois intérieur et extérieur (l’islamiste) a conduit à l’arrestation de nombreux suspects et à leur internement dans des structures para-pénales (Guantanamo et les innombrables prisons secrètes américaines où sont détenus les « ennemis combattants illégaux » de « la guerre contre le terrorisme ») hors de toute juridiction légale et pour une durée indéterminée[2].
Le paradigme bushiste de « la guerre contre le terrorisme », affaibli par les déboires des armées occidentales en Irak, a retrouvé une certaine vigueur avec la guerre française menée au Mali. La rhétorique qui a justifiée cette intervention militaire est purement néoconservatrice : ici aussi, il s’agit de mener une guerre qui peut « durer des décennies » et dont l’objectif est de « détruire les terroristes ». Cette guerre néocoloniale qui ne dit pas son nom n’est que la continuation sur le front extérieur d’une guerre idéologique menée sur le front intérieur à même de justifier la première aux yeux de l’opinion publique.
Les relais idéologiques du sionisme en France
Les manifestations visibles de la pratique de l’Islam et de la résistance au néocolonialisme occidental en Irak, en Afghanistan, en Lybie ou en Israël, sont perçues par la classe dominante comme autant de menaces pour l’intégrité nationale. A l’avant-poste de ce combat identitaire, l’association Ni Putes Ni Soumises. Prompte à stigmatiser la « culture des cités » qu’elle associe à l’obscurantisme, au sexisme et même parfois à l’antisémitisme, dénonçant le « fascisme vert » des musulmans, cette association a joué le rôle d’un appareil idéologique d’État face à ce qui a été perçu par les élites politiques comme une remise en question des institutions républicaines et de l’histoire coloniale officielle de la France. Elle a notamment joué un rôle actif et détestable à l’occasion des campagnes « anti-foulard ». Plus près de nous, en compagnie de SOS Racisme et de l’Union des Étudiants Juifs de France – autre officines sionistes –, elle a récemment lancé un appel commun afin d’obtenir la libération de trois membres des Femen détenues en Tunisie. Rappelons que cette organisation est ouvertement islamophobe. L’association d’extrême-droite Riposte laïque (dont la directrice est par ailleurs membre de NPNS) a participé à de nombreuses actions communes avec le Bloc identitaire et prend pour cible unique les musulmans et leurs pratiques culturelles et religieuses. Islamophobe et sioniste, elle défend la théorie raciste d’Eurabia selon laquelle le monde arabe constituerait une menace démographique pour l’Europe. Cette thématique raciste est notamment reprise par le CRIF qui a récemment mis sur son site un documentaire israélien sur la « menace islamique » en Europe et soutient ouvertement le journaliste islamophobe Robert Redeker. La LICRA, de son côté, qui veut combattre l’antisionisme au même titre que l’antisémitisme– d’ailleurs au prix d’un renoncement à ses objectifs premiers, le sionisme ayant été assimilé par l’ONU à une forme de racisme et de discrimination – soutient Caroline Fourest dans son combat contre "l’Islam radical", laquelle ne craint pas d’affirmer que « la France a tué 6 millions de juifs ».
L’islamophobie, nouvelle idéologie dominante au service du pouvoir
Alignement sur la politique israélienne et ses intérêts à l’extérieur, islamophobie idéologique, politique et culturelle à l’intérieur. Les élites politiques françaises mènent une guerre de basse intensité contre le monde musulman. A l’échelle de l’Europe et des USA, l’obsession antimusulmane s’est intensifiée depuis les attentats du 11 septembre ouvrant une nouvelle période marquée par la « guerre contre le terrorisme », le durcissement des tensions internationales et l’aggravation de la crise économique. La montée en force de l’islamophobie, nouvelle idéologie officielle de nos sociétés occidentales, est l’effet d’une désorganisation à la fois économique, géopolitique et idéologique. Elle relève du mécanisme bien connu du bouc émissaire, classique en temps de crises. Il s’agit ici de resserrer symboliquement le tissu social autour du rejet d’une victime de substitution, faible, visible et isolée, minimisant les clivages de classe au profit de « différences culturelles » séparant les « Français musulmans » des « Français de souche » afin d’affaiblir la combativité des classes populaires en les divisant tout en attirant leur attention sur une menace fictive : produire un écran de fumée idéologique masquant à la fois l’effondrement du système et ceux qui en sont responsables.
Pour aller plus loin :
Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le "problème musulman", La Découverte, 2013.
Nicolas Bourgoin, La Révolution sécuritaire (1976-2012), Éditions Champ Social, 2013.
NOTES
[1] Voir A. Mégie, « Le 11 septembre : élément accélérateur de la coopération judiciaire européenne ? Le cas du mandat d’arrêt européen », Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, n°55, 1er trimestre 2004.
[2] Voir W. Bourdon, « Les camps de détention illégaux : le cas Guantanamo » in D. Bigo, L. Bonelli et T. Deltombe (Eds), Au nom du 11 septembre… Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme.
* Nicolas Bourgoin est démographe, maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, membre du Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’Université de Franche-Comté (LASA-UFC). Il est l’auteur de trois ouvrages : La révolution sécuritaire aux Éditions Champ Social (2013), Le suicide en prison (Paris, L’Harmattan, 1994) et Les chiffres du crime. Statistiques criminelles et contrôle social (Paris, L’Harmattan, 2008).
Source: bourgoinblog.wordpress.com