"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
25 Janvier 2012
Par Hocine Bellaloufi
Le processus démocratique se poursuit sans accrocs majeurs en Tunisie, en dépit des tentatives des grands médias occidentaux de réduire la vie politique locale
à un affrontement entre islamistes et laïcs. Les députés de l’Assemblée constituante élue en octobre 2011 ont ainsi désigné, sur la base d’un consensus majoritaire, le Président de la république
(Moncef Marzouki), le Président de leur Assemblée (Mustapha Ben Jaafar) et le Chef de gouvernement (Hamadi Jebali). Ce dernier a formé un gouvernement de coalition (Ennadha, Congrès pour la
République et Ettakatol) le 22 décembre 2011.
Il existe quelques problèmes politiques liés à la désignation des responsables des médias publics, l’affaire du niqab à l’université, l’action de salafistes près de Bizerte, le procès de Nessma
télé à propos de la télédiffusion du film Persépolis… Mais cela n’influe en aucune manière, pour l’instant, sur les grands équilibres politiques et la dynamique du processus. Nous sommes toujours
dans un processus démocratique où les libertés individuelles et collectives sont globalement respectées et où il n’y a, à horizon raisonnable, aucun danger d’instauration d’un régime
théocratique.
Mais cela ne signifie pas que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La source principale d’inquiétude ne provient pas tant de problèmes idéologiques ou institutionnels que d’une
situation économique difficile (recul du tourisme et de l’industrie des phosphates, fermeture et départ de certaines entreprises étrangères…) et d’une situation sociale caractérisée par
l’éclatement de grèves de travailleurs et de protestations populaires qui « menaceraient la révolution ».
La situation économique du pays s’est sans conteste ressentie de la révolution. Le secteur des phosphates et dérivés a été l’un des plus touchés avec un recul
de 48,1% des exportations. Les produits alimentaires importés ont augmenté et le déficit énergétique s’est creusé du fait du recul de plus de 20% des quantités exportées. Ces mauvaises
performances expliquent que le déficit commercial du pays s’est accru de 3,8% en 2011 par rapport à l’année précédente. Mais ces résultats n’ont pas empêché les exportations tunisiennes de
croître de 6,7% en 2011.
Globalement, la situation est loin d’être aussi catastrophique que certains ne la présentent. Ainsi, le secteur du textile a vu ses exportations vers certains marchés traditionnels reculer
(Italie, France…), mais progresser vers d’autres (Allemagne, Pays-Bas). Les échanges avec la Turquie et la Chine se développent. Et les exportations du secteur ont globalement crû de 5% en 2011
par rapport à l’année précédente. L’excédent commercial du même secteur a également progressé de 0,8%.
Le recul du tourisme a été évalué à 35% pour l’année écoulée. Ce secteur stratégique représente 8% du PIB, emploie 400 000 personnes directement et 1,5 millions indirectement. Mais si ce secteur
a reculé, il n’a pas connu d’effondrement. Les Algériens, à titre d’exemple, ont été 700 000 à visiter le pays en 2011 contre 1 million en 2010. Il s’agit là d’un recul incontestable, mais le
résultat de 2011 est loin d’être insignifiant.
D’une manière générale, l’amélioration prévue du secteur industriel (phosphates, énergies…) et de l’agriculture amènent les experts à prédire une bonne année 2012.
Le chômage s’est considérablement développé ces dernières années, passant de 500 000 en 2010 à 800 000 aujourd’hui. A l’intérieur du pays, on considère qu’un
diplômé sur deux n’a pas de travail. En près de 25 années de régime Ben Ali, le chômage des jeunes est passé de 5% à 22%.
Cette détresse favorise l’éclatement de nombreuses grèves. Pour l’année 2011, la Tunisie a connu pas moins de 500 grèves ou sit-in.
A Gafsa, les chômeurs ont organisé plusieurs sit-in depuis le début de l’année 2012. Renvoyé de son travail il y a quelques mois, un quadragénaire s’est immolé récemment avant de mourir quelques
jours après. La région du Sud produit les phosphates exportés par la Tunisie, mais reste extrêmement pauvre.
A Gabès, plusieurs mouvements de grève ont paralysé des usines du Groupe chimique tunisien et d’autres entreprises dans la zone industrielle ainsi que dans la région.
Des révoltes populaires (rassemblements, routes coupées…) éclatent dans les régions pauvres de l’intérieur, comme à Makthar, ville de 12 000 habitants. Dans cette cité du centre du pays, à 180 km
de Tunis, la population a lancé une grève générale et a bloqué tous les accès de la ville avec des pneus, des arbres et des pierres. Les habitants de cette ville située sur un plateau à 1 200
mètres d’altitude ont expliqué qu’ils crèvent « de froid et de chômage ». Ils rappellent qu’en dépit du « miracle économique tunisien », leur ville ne dispose ni d’eau courante ni du gaz de
ville, alors même que le gazoduc, reliant l’Algérie à l’Italie, passe à proximité. Il n’existe pas d’usine même s’il y a des carrières de marbre et, la région, à vocation agricole, ne dispose pas
de coopérative laitière. Enfin, les trésors archéologiques de la ville (amphithéâtre romain, plus grands thermes d’Afrique du Nord…) ne sont pas exploités sur place. Le site a été pillé par les
Ben Ali et un musée doit voir le jour… au chef-lieu du gouvernorat (Siliana) situé à 35 km de là.
Dans d’autres villes du nord-ouest, dans les gouvernorats de Kef et de Jendouba, les chômeurs réclament du travail alors que les ouvriers revendiquent des augmentations de salaires. Partout, ils
bloquent les routes. Des grèves secouent l’administration, l’éducation et les entreprises à Nefza (Beja). Dans le Sud, à El Jorf, les habitants ont bloqué les bacs qui relient le continent à
l’île de Djerba.
Les luttes sociales occupent désormais le devant de la scène politique en Tunisie. Elles sont stigmatisées par beaucoup.
Le chef du gouvernement a dénoncé dernièrement des « dérapages très graves » qui ont coûté 2,5 milliards de dinars tunisiens (1,7 milliard d’euros) en 2011. Il a certes affirmé ne pas mettre en
cause les grèves et autres protestations légales, mais en évaluant les pertes du secteur des phosphates à 1,2 milliard de dinars tunisiens en 2011, Hamadi Jebali cible indirectement les grèves et
autres protestations. De même met-il indirectement en cause les conflits du travail, lorsqu’il explique que des entreprises étrangères ferment leurs portes et quittent le pays.
Hamadi Jebali a affirmé que 260 projets urgents dans les domaines de l’infrastructure, de la santé, de l’agriculture, n’ont pu être menés à bien du fait de problèmes sécuritaires.
Pour parer à cette situation, il a averti que « le gouvernement est déterminé à appliquer la loi ». Et à Nefza, en grève générale le 17 janvier 2012 contre la marginalisation de la région,
l’armée a été déployée devant les établissements publics.
Le président Marzouki a pour sa part appelé, fin décembre, à une trêve sociale. Et il laissé planer la menace de recourir à la loi (c’est-à-dire à la police) pour mettre fin aux mouvements
de grève.
Les grèves et autres formes de contestation populaire sont clairement ciblées par le gouvernement, la présidence de la République, le patronat tunisiens. Une partie des médias relaie cette
campagne. La diabolisation des conflits vise à les délégitimer aux yeux d’une opinion publique que l’on prépare ainsi à accepter la perspective d’une répression des grèves et révoltes sociales,
pour « sauver la démocratie ».
Cette dénonciation domine parce que le courant libéral – partis laïcs et Ennahda confondus – est à la barre du processus démocratique en cours en Tunisie. Pour ces forces et les catégories
sociales qu'elles représentent et défendent les intérêts, la révolution est terminée. Le régime Ben Ali est tombé. Le nouveau régime se forge au niveau de l’Assemblée constituante. Son avènement
concerne désormais essentiellement les institutionnels de la politique : députés, dirigeants de partis, ministres... Quant aux citoyens, ils doivent rentrer chez eux. Ceux qui vivent dans
l’aisance pourront en jouir sans entraves. Il est demandé aux autres – ceux qui n’ont rien ou si peu – de patienter et de faire confiance aux autorités. Telle est la vision d’une partie des
démocrates laïcs et du parti Ennahda qui laissent entendre que le développement de la révolte sociale « menace la démocratie ».
Pour d’autres en revanche, le processus démocratique n’a de sens que s’il débouche sur une remise en cause du régime dictatorial de Ben Ali, mais également,
sur une remise en cause concomitante de la soumission de l’économie tunisienne aux intérêts des grands groupes et des banques étrangères (UE, Etats-Unis, Japon) et des inégalités sociales et
régionales – ce qui n’est pas le cas pour l’instant.
Par leurs grèves et révoltes, les couches défavorisées signifient qu’elles n’ont pas fait la révolution pour porter au pouvoir des opposants, certes légitimes, mais qui poursuivent la politique
économique et sociale de l’ancien dictateur, comme vient de l’illustrer, tout récemment encore, le satisfecit décerné par la Banque mondiale aux orientations et aux réformes économiques des
nouvelles autorités. Ces dernières demandent aux victimes de plusieurs décennies de politique néolibérale d’attendre encore en échange de promesses. Or, ces couches défavorisées entendent voir
leur sort changer immédiatement car ce sort leur est insupportable. Quand on ne dispose pas d’un emploi ni de quoi nourrir sa famille, on ne peut attendre... La révolution doit déboucher sur du
crédible, du changement, de l’amélioration immédiate de la situation sociale catastrophique de larges couches de la population.
Contrairement à ce qu’affirment ministres et autres experts, le problème n’est pas tant un problème de temps – « ça ira mieux dans six mois ou dans un an » – ou de moyens – « on n’a pas d’argent
» – qu’un problème d’orientation. Avec une crise mondiale qui empire, la Tunisie est particulièrement exposée avec son économie ouverte. Rien ne garantit que l’économie se portera mieux dans six
mois. Il s’agit donc de savoir si les choix effectués en matière économique protègent l’économie locale et répondent aux besoins de la population, ou s’ils ne profitent qu’à une minorité, plus
large désormais que le clan Ben Ali-Trabelsi, mais qui exclue toujours le reste de la population. Le problème n’est pas technique, mais politique. Quels intérêts la politique économique sert-elle
: ceux de la population ou ceux des entreprises étrangères et des nantis ? Les Tunisiens et les différentes forces sociales de ce pays sont confrontés à un choix de société, à un choix de
dynamique économique et sociale, bref, à un choix éminemment politique.
Dans toutes les révolutions et crises, les différentes catégories sociales ne dissocient pas leurs intérêts économiques et sociaux de leurs intérêts politiques. Les catégories supérieures tentent
d’améliorer leurs parts de marché alors que ceux d’en bas tentent d’en finir avec la misère qui les assaille. Les uns veulent une révolution démocratique, essentiellement voire purement
politique. Les autres veulent une révolution démocratique et sociale qui améliore leur situation dramatique.
La pensée unique néolibérale entend faire croire qu’il n’existe qu’une seule démarche possible, qu’une seule solution, qu’une seule voie : celle, raisonnable, de la résignation. Il s’agit là d’un
discours purement idéologique présenté sous le masque de l’expertise. Dans la réalité, il existe toujours plusieurs solutions. Toute la question est de savoir à qui celles-ci bénéficient, car les
choix économiques ne sont jamais neutres et ont des effets sociaux immédiats, dans un sens et dans l’autre.
Maintenant que le processus démocratique est sur ses rails et qu’il se poursuit sans accrocs majeurs, on assiste à une décantation. Le problème politique fondamental aujourd’hui ne se situe pas entre islamistes et non-islamistes, régime théocratique et régime laïc, mais entre la poursuite de la politique économique et sociale qui a mené à l’explosion populaire de Sidi Bouzid, à l’insurrection dans tout le pays puis au renversement de Ben Ali, d’une part, et la rupture avec cette politique, d’autre part. La controverse oppose ceux qui veulent poursuivre et approfondir la révolution afin qu’elle donne tous ses fruits, sur le plan social en particulier, et ceux qui veulent qu’elle s’arrête là, que tout rentre dans l’ordre et que chacun retourne à ses affaires : business ici et chômage là. Or, cela n’est tout simplement pas possible, sous un régime démocratique s’entend. La démocratie présuppose l’existence d’un profond consensus social qui permet de gérer les contradictions de façon pacifique, ordonnée, négociée…
Ce consensus social constitue la base matérielle indispensable à tout régime démocratique. Qu’il vole en éclat et le régime démocratique vacille avant de
s’effondrer. La crise sociale de l’entre-deux guerres (1919-1939) a donné le fascisme et le nazisme dans deux grandes démocrates occidentales (Italie et Allemagne). La crise actuelle vide cette
même démocratie de toute substance comme on peut l’observer en Grèce et en Italie où les dirigeants ne sont plus élus par le peuple mais propulsés, sans autre forme de procès, par les grandes
banques qui dominent le marché.
Sans consensus social, la restauration guette la Tunisie. Cette restauration ne prendra certainement pas la forme du retour de Ben Ali, elle se réalisera certainement sous une forme nouvelle,
inédite, mais le résultat sera le même : la perte de la souveraineté populaire chèrement conquise. Les Tunisiens sont donc confrontés à un choix incontournable. Si la situation sociale s’améliore
pour le plus grand nombre, le processus démocratique se poursuivra et se renforcera. Si la situation sociale reste en l’état, si des ruptures en matière de politique économique ne sont pas
opérées rapidement, il y a de fortes chances que le pays ne régresse vers une nouvelle dictature, quelle que soit la forme de celle-ci (policière, militaire, théocratique ou autre). La justice
sociale n’est pas un luxe en démocratie. Elle en représente, au contraire, la condition d’existence.
L’ancien régime dictatorial ne découlait pas tant de l’avidité et de la méchanceté de Ben Ali et de son clan, que de la structure de l’économie tunisienne et de son mode d’insertion dans
l’économie mondiale. Ce que les néolibéraux ne veulent et ne peuvent visiblement pas comprendre, c’est que la dictature de Ben Ali, comme celle de Moubarak et d’autres, servait à assurer la
domination étrangère sur l’économie de ces pays et à reproduire les inégalités sociales au niveau interne. La dictature était donc une nécessité implacable. Pour s’en débarrasser et instaurer la
démocratie, il faut opérer une rupture avec cette politique antinationale et antisociale. Il faut, en quelque sorte, marcher sur ses deux jambes. C’est à cette nouvelle équation que les Tunisiens
sont confrontés désormais.
Hocine Bellaloufi, 24 janvier 2012. Publié dans : LaNation.info