Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

Les forçats du Louvre Abou Dhabi

Par Gokan Gunes

 

 

Sur le chantier du Louvre Abou Dhabi, les ouvriers souffrent de conditions de travail indignes, selon l'ONG Human Rights Watch. A Paris, les acteurs prônent la discrétion. Les enjeux diplomatiques seraient-ils prioritaires ?

 

Passeports confisqués, frais de recrutement atteignant parfois 2500 euros, tromperies sur les salaires et la nature de l'emploi avant l'embauche : la construction du "Louvre des sables"sur l'île de Saadiyat ("île du bonheur"), au large de la capitale fédérale des Emirats arabes unis (EAU), s'accompagne de violations des droits des ouvriers, pour la plupart immigrés d'Asie du Sud et du Sud-Est. C'est ce que révèle un rapport de 85 pages de l'ONG Human Rights Watch (HRW), publié le 21 mars, passé largement inaperçu en France.

 

L'organisation de défense des droits de l'homme a mené l'enquête auprès de 47 employés, sur trois chantiers impliquant des institutions culturelles occidentales : le musée de Guggenheim, le campus de l'université de New York et le musée du Louvre Abou Dhabi. Ces trois chefs-d’œuvre architecturaux figureront, à terme, parmi les attractions principales de l'île de Saadiyat, en passe de devenir le plus important site culturel du monde par la concentration d'institutions de premier plan. Les travaux sont dirigés par la Société d'investissement et de développement du tourisme (TDIC), bras armé de l'émirat, spécialisée dans l'art de faire pousser le béton et le métal sur les îles désertes.

 

Quatorze heures par jour pour 105 euros par mois

 

HRW relève la disparition de certaines pratiques illégales, constatées lors d'une première visite, en 2009: les salaires sont désormais régulièrement versés aux ouvriers, des pauses leur sont octroyées, ils sont couverts par une assurance-maladie payée par l'employeur. Des logements ont même été construits pour accueillir les ouvriers. D'une capacité de 10 000 places en juillet 2011, ils devraient pouvoir accueillir, à terme, 40 000 personnes. La TDIC s'était d'ailleurs engagée, après la publication du premier rapport, à faire appliquer les droits des travailleurs.

Une promesse pas tout à fait tenue, selon l'ONG, qui cite l'exemple de Nurredin, marié et père de deux enfants. Originaire du Pakistan, il a payé 1 747 dollars (1 300 euros) pour obtenir un visa lui permettant de se rendre à Abou Dhabi. L'intermédiaire lui avait promis un travail dans une usine fabriquant des bouteilles en plastique et un salaire de base mensuel de 191 dollars (140 euros). Depuis son arrivée, il y a plus d'un an, il travaille quatorze heures par jour comme manœuvre sur le chantier du musée de Guggenheim pour un salaire de 140 dollars (105 euros) par mois, et souffre de migraines chroniques dues à la fatigue et à la chaleur.

 

Un "auditeur indépendant" aurait été nommé

 

Ces conditions de travail ne sont pas exclusives aux chantiers de l'île de Saadiyat. Bien qu'interdite par la loi en vigueur dans les EAU, la confiscation du passeport y est une pratique généralisée car avantageuse pour les entreprises : ainsi, les travailleurs immigrés ne peuvent quitter ni le pays ni leur employeur. Ils se trouvent, selon les critères de l'Organisation internationale du travail (OIT), dans une situation de travail forcé.

Le seul contrat qui lie la France au projet du Louvre Abou Dhabi est celui passé entre la TDIC et l'Agence France-Muséums (AFM). Née en 2007, après la signature d'un accord intergouvernemental entre la France et les EAU, elle associe 12 établissements culturels français, dont le Louvre, son actionnaire principal. Cette société, forte de 28 salariés, selon son site Web, est chargée par le gouvernement français de "fournir à la partie émirienne des prestations d'assistance et de conseil". En clair, elle ne gère pas le chantier, mais aide le Louvre Abou Dhabi à définir son projet scientifique, à acquérir des œuvres et à les mettre en valeur quand la construction des bâtiments destinés au musée sera achevée. A ce titre, l'AFM doit percevoir plus de 1 milliard d'eurossur trente ans de la part d'Abou Dhabi. Sur cette somme, 400 millions d'euros seront directement versés au Louvre pour l'utilisation de son "label". Et c'est précisément là, selon HRW, que se trouve la faille dans l'argumentaire de l'AFM. "Si la responsabilité des travaux incombe bien à la seule TDIC, l'AFM est dûment rémunérée pour ses services de conseiller, souligne l'un des contributeurs du dernier rapport de HRW joint par L'Express. Le Louvre touche une somme considérable pour l'utilisation de son nom, ajoute-t-il. Il a une responsabilité morale."

 

"Eléments de langage"

 

Interrogée, l'AFM se réfugie derrière des "éléments de langage", présentés comme tels : "Le respect des droits de l'homme et des travailleurs constitue un enjeu essentiel de la mise en œuvre et de la construction du Louvre à Abou Dhabi." L'Agence ajoute que la TDIC a recruté un "auditeur indépendant" chargé d'examiner les conditions de travail sur les différents chantiers, dont celui du Louvre. Si l'existence de cet auditeur est confirmée par HRW, aucun de ses rapports n'a été rendu public. Contactée par L'Express, une personne ayant participé aux réunions entre l'AFM et la TDIC confie n'avoir jamais eu de rapport de l'auditeur indépendant entre les mains. L'AFM assure toutefois que les "travaux et les recommandations [de l'auditeur] seront rendus publics en 2012".

Autre argument de l'AFM : les travaux ont à peine commencé. Pourtant, la TDIC affirme que les fondations et les piliers sont déjà posés. Le chantier du Louvre est même plus avancé que les deux projets américains, selon HRW. "La construction du Louvre Abou Dhabi avance dans les délais prévus", se félicitait l'AFM dans un communiqué diffusé en août 2010.

Human Rights Watch reproche aussi à l'AFM son goût du mystère. L'ONG a demandé, dans une lettre adressée en mars 2011 au musée Guggenheim, à l'université de New York et à l'Agence France-Muséums, s'ils comptaient rembourser les ouvriers, dont la plupart ont dû s'acquitter de frais de recrutement. Seule l'Agence France-Muséums ne s'est pas engagée en ce sens. "Nous pensons que les promesses publiques n'apporteront rien", avait répondu Christine Gavini-Chevet, alors conseillère au ministère des Affaires étrangères.

 

"Ne pas critiquer publiquement" les Emirats

 

En fait, l'effacement de l'AFM s'expliquerait par sa très faible marge de manœuvre. "C'est un acteur technique et scientifique", reconnaît Jean-Marie Fardeau, directeur du bureau de Paris de HRW, qui a participé à de nombreuses réunions avec l'Agence. L'essentiel est ailleurs, selon lui : "Seul le pouvoir politique peut faire évoluer la position des autorités d'Abou Dhabi. Or il y a une volonté politique de ne pas critiquer publiquement les Emirats arabes unis."

"La France agit en coulisses", avance-t-on à l'Elysée. Le Louvre Abou Dhabi s'inscrit dans le cadre plus vaste du rapprochement entre la France et l'émirat, qui absorbe à lui seul un tiers des exportations françaises vers le Golfe. "La TDIC est une entité émirienne qui opère sur le sol émirien, poursuit la même source, qui réclame l'anonymat. Il n'y a pas de levier juridique. Il n'y a qu'un levier diplomatique." Celui-ci doit encore faire les preuves de son efficacité, semble-t-il.

Le dernier rapport de HRW changera-t-il quelque chose aux conditions de travail des immigrés de l'île du bonheur ? Ses auteurs suggèrent que l'Agence France-Muséums participe au remboursement de ceux qui travaillent sur le chantier du "Louvre des sables" si Abou Dhabi s'en montrait incapable. Qu'en pense l'AFM ?

 

Gokan Gunes, 11 avril 2012. L’express.fr

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article