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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

TUNISIE. Les braises persistantes de l’esprit de révolte

Par Olfa Lamloum

Directrice du bureau de l’organisation non gouvernementale International Alert à Tunis. Coréalisatrice, avec Michel Tabet, du documentaire Les Voix de Kasserine, 2016.

 

 

 

Le Monde diplomatique, janvier 2021 

Novembre 2020. À un mois du dixième anniversaire du déclenchement de la révolution tunisienne, qui provoqua la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, la colère populaire qui s’exprimait déjà depuis plusieurs mois s’amplifie.

À Kasserine, Gafsa, Sidi Bouzid, Jendouba, Gabès et ailleurs dans ces gouvernorats oubliés par le pouvoir et durement frappés par la récession économique inédite due à la pandémie de Covid-19, les mobilisations s’étendent. Précaires et laissés-pour-compte manifestent, bloquent des routes, mettent en place des coordinations. Partout, ils réclament emplois et développement, et exigent l’ouverture de négociations avec des représentants du gouvernement central pour présenter leurs doléances et leurs propositions. Au terme d’une décennie, le constat est sans appel : ceux qui ont remplacé le dictateur déchu ont trahi la promesse de dignité que portait la révolution. Cette dernière est même appelée « transition démocratique », une façon subtile de dénier toute légitimité politique à ceux qui ont porté la contestation.

Cette « transition » est en crise. Ses conquêtes, notamment en matière de libertés individuelles et de droit à l’expression, sont de plus en plus menacées. Depuis 2018, une quarantaine de blogueurs et d’utilisateurs du réseau Facebook ont ainsi été poursuivis par la justice (1). Cible de critiques récurrentes, le ministère de l’intérieur a averti en octobre 2019 qu’il intenterait une action en justice « contre toutes les personnes ayant intentionnellement offensé, mis en doute ou accusé faussement ses services ».

Dans le même temps, alors que l’on pensait que la révolution renouvellerait les élites au pouvoir, on assiste à un retour des figures de l’ancien régime, assurées de leur impunité.

Le jeu politique compétitif consacré par la nouvelle Constitution, adoptée en 2014, a été perverti par les intrigues des partis majoritaires et par l’omniprésence de l’argent privé — parfois occulte, ou en provenance de l’étranger — dans le financement des organisations politiques et dans les campagnes électorales (2).

L’effervescence protestataire actuelle ne fait que mettre en évidence la nature structurelle — ou « d’hégémonie », pour reprendre l’expression d’Antonio Gramsci (3) — de la crise que traverse le pays. Comme sous Ben Ali, le nouveau pouvoir, arrimé à l’alliance entre islamistes et ancien régime, s’avère incapable de réduire les inégalités territoriales (4).

Depuis 2011, l’application de politiques austéritaires (gel du recrutement dans la fonction publique, baisse des subventions…) et l’engagement, même minimal, dans les « grandes réformes économiques » (privatisations, indépendance de la banque centrale, ouverture du marché…) n’ont même fait que dépouiller davantage l’État de son pouvoir de régulation sociale. S’y ajoute le maintien d’un régime fiscal très inégalitaire, qui taxe surtout les bas revenus, dans un pays où les 10 % les plus riches détiennent 40 % du revenu national et où l’évasion fiscale est très importante (5). L’envers de cette politique a été le surendettement et le renforcement de la dépendance aux institutions financières internationales.

La dette extérieure atteint 75 % du produit intérieur brut (PIB), et elle pourrait passer à 90 % en 2021, Tunis devant augmenter ses appels aux créanciers pour faire face à de multiples échéances de remboursement. Durant la première mandature parlementaire (novembre 2014 - août 2019), 43 % des lois adoptées par les députés concernaient des accords de prêts extérieurs destinés en partie à rembourser la dette contractée par le régime de Ben Ali. Ainsi, selon l’Instance de justice transitionnelle vérité et dignité (IVD), entre 2011 et 2016, plus de 80 % de ces prêts ont servi à rembourser la dette (6).

« Restauration de l’ordre »

Pendant dix ans, alors que les onze gouvernements qui se sont succédé ont tous revendiqué rituellement le « développement régional » comme priorité nationale, les disparités entre villes côtières et villes intérieures en termes d’accès aux ressources et aux services publics se sont aggravées. Le Centre-Ouest, qui regroupe les gouvernorats (départements) de Sidi Bouzid, Kasserine (les deux berceaux de la révolution) et Kairouan, connaît toujours les taux de pauvreté les plus élevés du pays (en moyenne 29,3 %, contre 6,1 % à Tunis) (7).

Kasserine, qui détient le tragique record du plus grand nombre de « martyrs » de la révolution, abrite toujours les trois délégations (circonscriptions administratives) les plus défavorisées, avec un taux de pauvreté de 50 %.

Entre 2016 et 2020, la moitié seulement des rares projets concédés aux régions de l’intérieur pour rattraper leur retard de développement se sont concrétisés. Pis, dix ans après la révolution dite « de la jeunesse », le chômage des jeunes demeure structurel et massif. Dans la ville de Kasserine, il touche plus de 43 % des 18-34 ans (8). Aggravé par la pandémie de Covid-19, il frappe désormais 35,7 % des 15-24 ans (9). Le taux d’inactivité des diplômés de l’université, quant à lui, dépasse toujours les 30 %, confirmant dramatiquement la « panne » de l’instruction comme ascenseur social. Dans un pays qui a longtemps vanté la démocratisation de son système éducatif, le secteur informel emploie désormais 53 % de la population active.

Force est de constater que, depuis 2011, la politique sociale des gouvernements successifs ne s’est guère démarquée de celle de Ben Ali.

Déployée de manière opaque, dans une logique préventive de maintien de l’ordre dans les marges urbaines et rurales, elle s’est limitée à des dispositifs d’assistance et d’emplois précaires. Sa conséquence politique tangible a été de réactiver les liens de dépendance clientélistes avec les « populations vulnérables » au profit du parti islamiste Ennahda et des anciens réseaux du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Ben Ali, dissous en 2011.

Sans surprise, l’impasse sur la question sociale a favorisé la reprise de la gestion sécuritaire des classes populaires, et en particulier de la jeunesse : en 2019, à Kasserine, Tataouine et Douar Hicher — trois villes géographiquement éloignées, qui n’ont en commun que leur relégation —, pas moins d’un jeune sur cinq déclarait avoir été arrêté ou emprisonné (10). À partir de 2013, la « restauration de l’ordre » et le remaillage sécuritaire se sont renforcés face aux deux formes de radicalisation juvénile qui se manifestaient dans les quartiers populaires et les régions de l’intérieur : le salafisme, principalement incarné par le groupe Ansar Al-Charia, classé en août de la même année comme organisation terroriste, et la contestation sociale.

De puissants syndicats de police, légalisés sous le gouvernement provisoire de Béji Caïd Essebsi (février 2011 - décembre 2011), exigent alors une loi — elle sera élaborée en 2015 — pénalisant les atteintes aux forces de l’ordre. Son champ d’action doit être suffisamment large pour permettre la poursuite d’organisations de la société civile qui critiqueraient les violences et l’arbitraire policiers. En octobre 2020, après une grande mobilisation populaire, le Parlement a une nouvelle fois reporté l’examen de ce texte.

L’enjeu est bien politique : il s’agit de délégitimer l’exigence de réforme des services de sécurité, et plus largement du ministère de l’intérieur, cheville ouvrière du régime autoritaire de Ben Ali.

Depuis 2013, la stabilité du pays et la sécurité de ses frontières sont les maîtres-mots. Le budget du ministère de l’intérieur est renforcé (+ 7,4 % en 2019, + 4,8 % en 2020), tandis que le secteur de la défense reçoit un volume croissant d’assistance militaire étrangère en matière de contre-terrorisme et de contre-insurrection (11).

Créée par une loi en décembre 2013, l’IVD n’a été installée qu’en juin 2014. Elle a vu sa mission entravée par les attaques récurrentes des réseaux de l’ancien régime, puis par l’adoption, en 2017, d’une loi d’amnistie financière au profit des fonctionnaires corrompus de l’ère Ben Ali, avant d’être lâchée par la direction d’Ennahda. En octobre 2020, M. Rached Ghannouchi, président de l’Assemblée des représentants du peuple et homme fort du parti islamiste, est allé jusqu’à prendre pour conseiller chargé du dossier de la justice transitionnelle et de la réconciliation nationale M. Mohamed Ghariani, le dernier secrétaire général du RCD avant sa dissolution. Un cacique dont la responsabilité pénale dans la sanglante répression de l’insurrection de janvier 2011 a pourtant été établie par l’IVD.

À vrai dire, depuis 2013, toutes ces évolutions semblaient de plus en plus inéluctables, dans la mesure où les nouveaux rapports de forces politiques ont permis un pacte de transition, scellé par la réconciliation entre Ennahda et Nidaa Tounès, un parti créé en 2012 par Essebsi, ex-ministre de l’intérieur de Habib Bourguiba, pour fédérer des anciens du RCD et des figures du mouvement démocratique opposées aux islamistes.

Ce tournant, consacré par les résultats des élections législatives et présidentielle de 2014, résulte de la concordance de deux faits lourds de conséquences. D’abord, la défaite, à partir de 2013, des soulèvements en Égypte, au Yémen, en Syrie et à Bahreïn, qui a isolé la révolution tunisienne et exacerbé les stratégies de la tension déployées sous couvert d’endiguement du péril islamiste. Effrayé par l’éviction sanglante des Frères musulmans en Égypte dans le sillage du coup d’État du général Abdel Fattah Al-Sissi en 2013, craignant d’être mis en cause après les assassinats de deux dirigeants de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, Ennahda a décidé de monnayer sa participation au pouvoir en échange de l’abandon de toute velléité de rupture avec l’ancien système. Et d’en absoudre les représentants les plus compromis.

Le second fait majeur tient aux limites des mobilisations sociales.

Bien qu’elles se soient imposées, depuis la chute de Ben Ali, comme la forme centrale de la participation politique des classes populaires et de la jeunesse marginalisée, celles-ci demeurent éclatées, peu organisées, sans horizon commun et, surtout, sans traduction politique à même d’agir sur les rapports de forces institués. Certes, la répression dont elles font l’objet depuis 2011 et le faible soutien qu’elles ont reçu de la direction de la centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), expliquent en partie ces limites. Mais, par ailleurs, il faut souligner les multiples contraintes inhérentes à la mobilisation populaire dans un contexte de précariat et de chômage massif. L’effritement du lien salarial et de la filiation syndicale dans les marges reléguées a rendu l’ancrage local prédominant dans l’affirmation de l’identité sociale des mobilisations. Ce faisant, et à l’inverse de la dynamique qui existait au début de la révolution, il a réduit leur visibilité nationale et leur aptitude à nouer de larges alliances.

Victoire à Al-Kamour

Alors, que reste-t-il de la révolution aujourd’hui ? Assurément, un élan de résistance, que l’intensification de la protestation en novembre 2020 est venue raviver, de même que la lutte victorieuse d’Al-Kamour, petite localité proche d’une zone désertique sous contrôle militaire recelant les plus importants gisements de pétrole du pays (12).

Sit-in à Al Kamour. Photo DR

Ce long et pacifique sit-in qui, à partir de 2017, a mobilisé des milliers de jeunes exigeant emplois et développement est devenu emblématique pour plusieurs raisons.

D’abord, il a posé d’une façon légitime et frontale la question de la répartition des richesses. Ensuite, son solide ancrage dans les solidarités locales lui a permis de résister à la répression et de déjouer les tentatives du pouvoir de le présenter comme délictueux.

Enfin, il est parvenu à développer des formes d’auto-organisation démocratiques et autonomes qui l’ont mis à l’abri des récupérations partisanes. Après cent dix-sept jours d’interruption de la production pétrolière, le gouvernement a signé un accord répondant favorablement à la majeure partie des revendications des protestataires.

C’est dire que l’exigence de dignité et de justice a gardé tout son potentiel mobilisateur, ce qui rend incertain le dénouement de la crise structurelle que vit aujourd’hui le pays. Ennahda, qui s’est avéré parfaitement soluble dans le néolibéralisme, a perdu une partie de sa base sociale sans réussir à convaincre les franges dominantes de la bourgeoisie. M. Kaïs Saïed, le président de la République, qui voulait apparaître comme le « bienfaiteur patriarcal » des pauvres sans avoir de projet organisationnel ou politique, n’a pas d’autre choix que de s’appuyer sur la bureaucratie ou l’armée. L’UGTT, contrepoids relatif aux politiques néolibérales, est affaiblie par les manœuvres de sa direction bureaucratique, déterminée à prolonger son mandat. La gauche, elle, s’est abîmée dans les conflits d’ambitions de ses dirigeants après avoir renoué avec ses réflexes éradicateurs et apporté son soutien à Essebsi contre l’« islamisme obscurantiste ».

NOTES

(1) Cf. notamment « Tunisie. La liberté d’expression menacée par la multiplication des poursuites pénales », Amnesty International, 9 novembre 2020.

(2) Cf. le dernier rapport de la Cour des comptes sur le contrôle du financement des partis politiques et des élections présidentielle anticipée et législatives de 2019, qui révèle l’ampleur du phénomène.

(3) Dans les Cahiers de prison, Antonio Gramsci définit une « crise d’hégémonie » ou une « crise de l’État dans son ensemble » comme l’extension d’une tension initiale à toutes les sphères sociales : la politique, la culture, la morale et même la sphère intime.

(4) Lire Thierry Brésillon, « Une Tunisie contre l’autre », Le Monde diplomatique, novembre 2018.

(5) Cf. « La justice fiscale en Tunisie : un vaccin contre l’austérité », Oxfam, 17 juin 2020 (PDF).

(6) Cf. « Mémorandum relatif à la réparation due aux victimes tunisiennes des violations massives de droits de l’homme et des droits économiques et sociaux dont l’État français porte une part de responsabilité », Instance vérité et dignité, Tunis, 16 juillet 2019 (PDF).

(7) Cf. « Carte de la pauvreté en Tunisie », Institut national de la statistique, septembre 2020.

(8) Cf. « Des jeunes dans les marges. Perceptions des risques, du politique et de la religion à Tataouine Nord, Kasserine Nord et Douar Hicher », International Alert, novembre 2020.

(9) Cf. « Indicateurs de l’emploi et du chômage, troisième trimestre 2020 », Institut national de la statistique.

(10) Cf. « Des jeunes dans les marges », op. cit.

(11) Cf. Hijab Shah et Melissa Dalton, « The evolution of Tunisia’s military and the role of foreign security sector assistance », Carnegie Middle East Center, 29 avril 2020.

(12) Cf. Sabrine Hamouda, « Tunisie : Sur les pas d’Al-Kamour, des protestataires stoppent la production au groupe chimique de Gabès », Tunisie numérique, 13 novembre 2020.

 

Source : Le Monde diplomatique

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