"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)
21 Octobre 2011
Ce jour-là, autour de la table ronde du Conseil, on discute d'un projet de résolution bien timide sur la Syrie. Au septième mois d'une révolte populaire contre le régime de Damas, réprimée par le meurtre, la torture, les emprisonnements de masse, les Européens suggèrent le minimum : une condamnation de la répression, assortie d'éventuelles sanctions. Ils se heurtent à un double veto, celui de la Chine et de la Russie qui reçoivent l'appui de beaucoup d'autres pays du "Sud" - l'Inde, l'Afrique du Sud, le Brésil.
Les puissances émergentes, celles qui vont façonner l'époque, sont unanimes. Pas question d'une intrusion dans les affaires de la Syrie. Le principe du respect de la souveraineté nationale est érigé en mur d'enceinte aux frontières syriennes.
Tant pis pour les 2 900 manifestants tombés sous les balles des troupes de Bachar Al-Assad ; tant pis pour les corps démembrés, brûlés, marqués à vie de ceux qu'on torture dans les geôles du pays ; tant pis pour les dizaines de milliers d'emprisonnés dans les stades, les casernes et autres lieux de détention de masse.
L'ONU, seule organisation dépositaire de la légitimité internationale, non seulement n'agira pas, mais elle n'a rien à dire sur le sujet, rien à consigner au titre de la seule réprobation morale. Silence. L'ONU reflète l'air du temps.
Les uns et les autres ont leurs raisons. Celles de la Russie sont connues. Sentimentales ou nostalgiques : le régime de Damas est l'archétype de ces alliés que l'URSS entretenait dans sa zone d'influence - Etat fort, hauts cadres militaires formés à Moscou, économie centralisée. Il est aussi le dernier, l'ultime bastion d'une présence russe aujourd'hui sur le recul au Proche-Orient.
Moscou entretient un commerce extérieur important avec la Syrie, marché de plusieurs milliards de dollars pour les vendeurs d'armes russes, notamment. A Tartous l'élégante, port en eau profonde, la marine militaire russe dispose de son unique base en Méditerranée. Directeur de l'Institut d'analyses politiques et militaires à Moscou, Alexandre Sharavin confie à l'agence russe Tass : "Le départ d'Assad nous poserait de sérieux problèmes" (cité par l'International Herald Tribune).
Traditionnellement, la Chine suit la position de la Russie au Conseil de sécurité. Elle aurait pu s'abstenir, le "niet" russe suffisait à tuer le texte européen. Elle a mis son veto. Sa motivation est politique. Depuis le début du "printemps arabe", Pékin est sur ses gardes.
Le Parti communiste chinois a peur de la contagion. Il a réagi - irrationnellement, disent certains - aux événements de Tunisie et d'Egypte en lançant une vaste campagne de répression préventive dans les milieux intellectuels et potentiellement dissidents : arrestations d'avocats, de défenseurs des droits de l'homme, d'artistes.
Moscou et Pékin peuvent aussi penser que Bachar Al-Assad va "tenir". L'armée syrienne semble lui rester fidèle, majoritairement ; l'Iran lui dispense son appui financier ; la chute du clan au pouvoir à Damas inquiète nombre de voisins, à commencer par Israël, qui redoutent un effet de déstabilisation régionale.
Mais il y a plus. L'unanimité des puissances émergentes à protéger la Syrie relève d'un profond réflexe de défiance à l'égard du monde occidental et de ce qu'il représente. Le précédent libyen a compté. Chinois, Russes et autres ont le sentiment d'avoir été trompés.
A la mi-mars, Américains et Européens ont mis en avant la doctrine onusienne dite de la "responsabilité de protéger" les populations civiles : si ce devoir-là n'est pas rempli par un gouvernement à l'égard de ses ressortissants, alors la communauté internationale - l'ONU - a le droit de s'en mêler.
Sur cette base, Moscou et Pékin ne se sont pas opposés au vote d'une résolution autorisant l'emploi de la force pour établir une zone d'exclusion aérienne dans le ciel libyen. Il s'agissait d'empêcher le régime de Tripoli de tirer à l'arme lourde sur les manifestants du "printemps libyen". Les BRICS imaginaient une intervention limitée, pas cette campagne militaire américano-européenne menée de concert avec l'opposition libyenne pour obtenir un "changement de régime" à Tripoli.
"Changement de régime" : dans l'univers politique des BRIC, l'expression est honnie, elle désigne le diable. Elle renvoie au désastre américain en Irak. Elle est synonyme d'une volonté occidentale de rétablir par la force un ordre postcolonial. Elle convoque des images d'expéditions impérialistes à des fins pétrolières. Elle appartient au monde d'hier, celui que dominaient les Etats-Unis et l'Europe, pas à celui de demain, que les BRICS entendent bien marquer de leur empreinte.
Sans doute y a-t-il une part d'hypocrisie dans ce discours. Mais on se tromperait en n'y voyant que cela.
Alain Frachon (Chronique "International") 20 octobre 2011. Le Monde