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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

Régis Debray: "laïcité d’intelligence" contre maccarthysme démocratique

Photos DR

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Régis Debray signe l'introduction de la dernière livraison de la revue Médium* dont le n° 43 (avril-juin 2015) est intitulé Charlie et les autres. Le texte du penseur français a été repris hier dans Mediapart.

Quelques extraits

(...) Guerre à Saddam Hussein, guerre au Calife. Au terrorisme, aux barbares, à la cinquième colonne. Tous sur le pont. Ainsi, à une même commande intime, chaque société apporte une réponse conforme au gène fondateur qu’elle tient de son histoire. Après le 11 septembre, les démocrates nord-américains resserrent la toile en remplissant les temples et les églises ou par des prières collectives dans la rue : retour aux sources théologiques d’un peuple élu par sa manifest Destiny.

Après le 7 janvier, les républicains français ressortent Voltaire, la gaudriole et la Bastille, se requinquent aux pieds de la statue de la République, Liberté, Égalité, Fraternité : retour aux sources idéologiques d’un peuple qui s’est coupé de Dieu en coupant la tête au Roi. De chacun selon ses capacités, à chacun selon son point d’accroche.

D’où vient le problème ? D’un grand fédérateur qui est aussi un grand diviseur. Il nous faut partager un dedans qui nous coupe largement du dehors. Cinq millions d’enthousiastes contre un milliard de réfractaires.

Côté mise en scène, des paradoxes ostensibles. Inutile d’y revenir. L’ami Bernard Maris, qui ne supportait plus l’européisme et souhaitait que la France sorte de l’euro, n’a sans doute pas pu garder son sérieux, là-haut, en voyant M. Junker et les têtes molles de l’establishment bruxellois défiler derrière son nom. Des criminels de guerre venant à Paris condamner un acte de guerre (ils font mille fois mieux à leurs frontières) ; des pétromonarques infligeant mille coups de fouet à un blasphémateur et venant prôner la tolérance ; des CRS ex-SS acclamés par les petits-enfants de Mai 68 ; des mal-pensants se jetant dans les bras des bien-pensants ; des autorités religieuses portant le deuil des bouffeurs de curés, d’imams et de rabbins ; des déboulonnés à genoux devant leurs déboulonneurs et l’hebdo libertaire promu journal officiel. Ces facéties une fois rappelées, allons au vif du sujet.

Qu’est-ce qu’une chose sacrée ? Une chose dont on ne peut pas rire. Qu’avons-nous sacralisé, confusément, à l’emporte-pièce ? L’idée qu’on peut rire de toute chose. Sauf des rieurs, bien entendu, surtout quand la mort les a plus qu’héroïsés : sacralisés. Aussi avons-nous dû, passée l’émotion où le « Je suis Charlie » jaillissait spontanément, histoire de soigner notre maladie identitaire, psalmodier le mantra de ralliement face à des journalistes à qui les on ne la fait pas pour les assurer qu’on était vraiment du bon côté, liberté ou religion, répétez s’il vous plaît – [Il y a deux espèces de journalistes : les gentils, qui vous tendent une perche pour que vous ne ratiez pas le train de l'histoire, et les méchants qui vous incitent au pire pour vous faire tomber du train.]

Presse, radios, télés ont fait flotter un moment dans le pays, relayés par le gouvernement qui les relayait (la boucle classique), une suspicion généralisée, certains lançant une chasse aux traîtres équivoques ou déclarés. Apparition d’un maccarthysme démocratique. L’intolérant prêchant la tolérance, c’est comme le pas de liberté pour les ennemis de la liberté : un grand classique. On est blasé. Plus embêtant semble la bonne conscience conférée par l’inconscience.

(...)

Caricatures de Mahomet, décapitations en direct. Aucun rapport entre une ironie et une horreur, entre de l’encre et du sang, sauf l’efficacité symbolique.

On ne sait pas si les dessinateurs danois ont pensé aux effets qu’auraient leurs dessins à cinq mille kilomètres de distance. On peut être sûr en revanche que les communicants de Daech savaient ce que déclencherait le film de leurs boucheries : l’intervention militaire américaine, évidemment dans leur intérêt. Avoir pour ennemi déclaré « l’Amérique », acolytes européens compris, c’est ce que peut rêver de mieux un insurgé, un terroriste, dans cette région du monde.

Opération réussie : manque encore l’envoi de troupes au sol, mais pour le reste, la « coalition internationale » a fait ce qu’elle devait, pour tomber dans le panneau.

(...)

Incohérence. On défend le pluralisme et traque le fanatisme à l’intérieur, mais on ruine le pluralisme et étend le fanatisme à l’extérieur. Destruction des États centraux, ensauvagement des sociétés, soulèvements tribaux, haines communautaires, expulsions et massacres des chrétiens d’Orient suite aux croisades d’une hyper puissance chrétienne. Dans cette partie du monde, les zones qu’on pourrait dire de « laïcité », toute relative qu’elle ait pu être, disparaissent l’une après l’autre avec notre aide active. Dans le contre-productif, difficile de faire mieux.

(...)

PS : Le passage auquel on ne cesse d’appeler d’une laïcité d’incompétence à une laïcité d’intelligence – dont l’enseignement du religieux comme un fait objectif serait la meilleure démonstration – se heurte à une certaine incompétence ou inintelligence des autorités chargées de la faire respecter. Qu’une très belle et unanime célébration de notre République laïque se soit donné pour point d’orgue conclusif une cérémonie religieuse est assez étonnant, mais peut se comprendre dans le cadre de l’hommage aux victimes juives de la prise d’otages de Vincennes. La façon dont elle s’est déroulée, sur les écrans et au vu de tous, a de quoi laisser perplexe le plus sobre des Républicains.

Rappelons donc la règle protocolaire, inhérente à notre République que nous avons vu s’éclipser sur notre écran le soir d’un glorieux Dimanche. Le 11 janvier 2015.

Un Président dans ses fonctions ne porte pas plus une kippa dans une synagogue, la calotte des juifs pratiquants, qu’il ne tourne ses mains vers le ciel dans une mosquée ou qu’il se signe devant la croix dans une église. Il porte un simple chapeau, en signe de respect. C’est l’ancien président Sarkozy, le communautariste, qui a initié cette entorse démagogique et antirépublicaine (comme l’assistance au dîner du CRIF), entérinée par son successeur. Le général de Gaulle allait à la messe en privé sans photographe. L’a-t-on jamais vu communier ?

Un lieu de culte fait partie du territoire de la République française, dont le Président élu est l’autorité la plus élevée, et, à ce titre, toujours le dernier arrivé. Il est attendu, mais il n’attend pas. Encore moins dans la rue avec un signe religieux ostentatoire sur le crâne, poireautant après l’arrivée d’un chef de gouvernement étranger (qui le fait attendre et ne met, lui, son insigne qu’à l’intérieur de la synagogue). C’était au premier ministre Valls d’accueillir Bibi, et, ensuite, dans un deuxième temps, au président du Consistoire d’accueillir le Président.

Passons sur un drapeau d’État brandi au vu de tous dans un établissement religieux et la transformation d’une cérémonie supposée cultuelle en quasi meeting électoral, ce qu’interdit formellement la loi de séparation. Nous sommes un État de droit. C’est l’ambassade d’Israël, territoire israélien, qui aurait dû accueillir et célébrer le chef politique de ce pays.

On peut s’étonner qu’aucun commentateur attitré de ces manifestations – l’inculture laïque n’ayant d’égale que l’inculture religieuse de nos coryphées médiatiques – n’ait relevé cette inversion d’une norme séculaire. Ne parlons pas de nos ministres en fonction ignorant des contraintes propres à leur ministère. Le niveau professionnel est à la baisse, ce qui arrive partout où la vocation tourne au métier.

Ne rions pas du protocole. C’est une chose grave, où se joue l’essentiel.

Nous savons que toutes les images sont à interpréter, même s’il est toujours plus difficile de déconstruire un visuel qu’un discours. Celui-là aurait intérêt à ne pas tourner la difficulté. Il en irait pour la République de son image, au-dedans comme au-dehors.

*Revue Médium, 10, rue de l’Odéon, 75006 Paris. Abonnement un an (4 numéros) : France : 58 € ; Europe : 60 € ; Autres pays : 62 €. Frais de port inclus.

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