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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

DEBAT. Mohammed Taleb : "Il faut faire émerger une théologie musulmane de la nature vivante"

Mohammed Taleb est écrivain algérien, formateur en Education relative à l'Environnement

Propos recueillis par Laurent Védrine, 22 juin 2015

Reporterre - Comment l’Islam porte-t-il un regard écologique sur le monde ?

Mohammed Taleb - Les sources du regard musulman sur la nature et les humains sont le Coran, puis les dits et les gestes (hadith) du prophète, et ensuite la tradition élaborée pendant quatorze siècles par les théologiens, les scientifiques, les philosophes et les poètes.

Dans cette conception, la création et la nature sont des organismes vivants, au sens où ils sont doués de conscience. Et c’est bien pour cela que le Coran évoque des dialogues entre Dieu et les éléments. Par exemple dans cet épisode fameux, dans la sourate 33 (Les Coalisés), où Allah propose le dépôt de la confiance et de la connaissance absolue (al-amana), en s’adressant d’abord aux montagnes, à la terre et au ciel. Puis, seulement ensuite, à l’humain, qui acceptera in fine de porter cette charge. Ce dialogue entre Dieu et les éléments signifie, pour la conscience d’une musulmane et d’un musulman, que la Terre a une histoire, une dignité, une valeur intrinsèque.

Dans ce regard, la nature ne se réduit pas à un ensemble de ressources matérielles qu’il faudrait seulement gérer. Cette approche « ressourciste » à ses mérites, mais elle est aussi utilitariste et réductionniste. L’eau, en Islam, est bien plus que H2O. La terre, ce n’est pas seulement la surface agricole. Le feu, ce n’est pas seulement l’énergie. En cela, l’Islam rejoint la sagesse grecque qui nous enseigne que le monde à une âme. Les philosophes musulmans la nommaient nafs el-Kulliyya, l’Âme totale, l’Âme universelle.

En ce sens, la crise écologique n’est pas seulement un problème de ressources, mais un enjeu philosophique ou spirituel. Nous sommes passés du sacré au profane. La nature a été en quelque sorte dévitalisée et déspiritualisée. Une fois qu’on a opéré ce passage du sacré au profane, c’est simple : la nature devenant profane, on peut la profaner.

Comment appliquer ces préceptes dans le contexte du monde musulman actuel ?

Il est incontestable que c’est l’Occident et les institutions internationales qui ont, les premiers, tiré la sonnette d’alarme de la crise environnementale planétaire. L’enjeu aujourd’hui est que toutes les cultures et toutes les civilisations y contribuent, là où elles sont. On ne peut plus se satisfaire de réunions internationales ou de pôles écologistes au Nord.

Si l’on souhaite voir se développer, dans le monde arabo-musulman, une écologie populaire, socialement engagée, il est absolument nécessaire de la lier à ses cultures, à son imaginaire et au climat spirituel de ses peuples. Si on ne favorise pas ce travail qui relève presque de l’anthropologie culturelle ou de la psychologie sociale, nous risquons de promouvoir une écologie technocratique, de facture occidentale, basée sur les seuls rapports d’experts. Et cette écologie-là sera rejetée par les corps sociaux du sud arabo-musulman comme étant une greffe imposée.

D’où l’importance que les Maghrébins, les Arabes, les Africains et les Asiatiques qui ont été formés en Occident dans les sciences de l’environnement fassent l’effort de se reconnecter à leurs sources identitaires.

Je prends un exemple : depuis quelques mois il y a un extraordinaire mouvement social dans le sud de l’Algérie, près de la ville saharienne d’In Salah, là où le gouvernement algérien tente d’exploiter du gaz de schiste. Cette mobilisation des citoyens est originale et exemplaire, et sans précédent dans le monde arabe. Mais le problème, c’est que les arguments des militants locaux n’incluent que rarement la dimension culturelle ou spirituelle.

Dans le riche patrimoine de l’Islam, un détour devrait être fait afin de valoriser ce qui apparaît comme un authentique droit musulman de l’environnement. Ce droit est une composante de la charia qui, contrairement à l’actuelle déformation médiatique, est moins une loi qu’un chemin (c’est là le sens originel dans la langue arabe) à parcourir. Et dans ce droit musulman à l’environnement, la croyante et le croyant peuvent trouver les règles d’un comportement à la nature, comportement d’usage, de respect, d’attention, de protection.

Il existe aussi des expériences « d’écologie musulmane » au sens propre. Je pense notamment à la Fondation islamique pour l’écologie et les sciences de l’environnement. Cette institution, basée en Indonésie, ne se contente pas de publier le journal « The Eco Muslim », elle travaille aussi auprès de nombreuses communautés villageoises, afin de développer une éthique et une pratique d’écospiritualité musulmane. Il ne s’agit pas seulement de promouvoir les fameux gestes éco-citoyens, mais surtout de métamorphoser le regard des habitants sur leur environnement et leur mode de vie. L’objectif est en effet de surmonter l’attrait du modèle consumériste qui tourne le dos tant aux valeurs musulmanes qu’aux équilibres écologiques.

Les pratiques et les rites des musulmans peuvent-ils représenter un frein à leur prise de conscience ?

Les musulmanes et les musulmans qui sont engagés dans une quête spirituelle doivent concilier le singulier de leur croyances religieuses avec l’universel de valeurs transculturelles, parmi lesquelles le soin qu’il faut apporter à la Terre. J’insiste pour dire que l’écologie n’est pas une valeur occidentale, et que l’inscription dans une démarche écologique n’est pas synonyme d’occidentalisation. C’est l’inverse qui est vrai. En devenant écologiste, la musulmane et le musulman assument même une dimension essentielle de leur foi.

L’enjeu est donc de valoriser la dimension cosmique de l’Islam, pour favoriser une autre perception du Coran, qui est souvent réduit à sa dimension juridico-morale, avec tout le rigorisme que ça peut entraîner. Le Coran est aussi un déploiement de significations écologiques. La Terre a une âme, et un jour, dit le Coran, elle racontera son histoire... L’écologie nous appelle à être à l’écoute de cette histoire.

Dans la constitution d’une voie écologique musulmane en Occident, plusieurs pratiques peuvent être développées, comme au niveau de la consommation. Certes, il faut consommer moins, mais il faut aussi à consommer mieux. Pour la consommation carnée, pourquoi ne pas mettre en place une filière à la fois halal et biologique ? Pourquoi n’y aurait-il pas des boucheries « musulmanes » qui fourniraient à leur clientèle une viande issue de l’élevage biologique ? Les musulmanes et les musulmans ne sont pas condamnés à la « malbouffe ».

Dans le même sens, pourquoi n’achèteraient-ils pas, régulièrement, de l’huile d’olive d’origine palestinienne ? Le réseau Le Philistin importe une telle huile d’olive et la diffuse sur des marchés et dans des magasins. Non seulement cet achat serait un acte de solidarité matérielle et politique avec les paysans palestiniens, mais en plus il serait écologique, car cette huile est produite dans le respect de l’environnement. Je pense aussi aux dattes Deglet Noor d’Algérie, ou encore l’huile d’argan que les femmes marocaines tirent de l’arganier. Faire connaitre ces produits permettrait de joindre l’utile à l’agréable, l’agréable à l’esthétique et l’esthétique au spirituel.

De quels mouvements contemporains cette nouvelle écologie musulmane pourrait-elle s’inspirer ?

L’écologie musulmane pourrait entrer en résonance, en dialogue avec les écologies amérindiennes de la Pachamama, la Terre mère, africaines, indiennes, etc. Elle pourrait aussi dialoguer avec les courants européens de la simplicité volontaire, de la sobriété heureuse, de la décroissance, de l’écosocialisme. Les musulmanes et les musulmans de France et d’Europe peuvent contribuer à faire re-émerger une théologie musulmane de la nature vivante, une véritable éco-spiritualité.

Source: reporterre.net

Première mise en ligne: 20 juin 2015

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