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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

Comment les multinationales sont en train de reprendre le pouvoir sur internet- Entretien avec Juan Branco

Juan Branco (au fond) est conseiller juridique de Wikileaks. Photo DR

Juan Branco (au fond) est conseiller juridique de Wikileaks. Photo DR

Propos recueillis par Jan Bediat et Vincent Ortiz pour LVSL (Le Vent se lève)

Le monde de l’information traverse une période de mutations dont l’issue est incertaine. Face à l’influence déclinante des médias traditionnels, les réseaux sociaux s’imposent comme des plateformes incontournables ; longtemps considérés comme des îlots de liberté face aux médias officiels, ils sont pourtant investis par une logique de marchandisation et de contrôle de plus en plus étroit de la part des multinationales… Juan Branco est avocat de Wikileaks. Docteur en droit, il analyse les bouleversements auxquels est sujette l’information (et, plus largement, la politique) dans le monde de Facebook et Google.

 

LVSL – Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) pourraient contourner les médias officiels et fournir une alternative démocratique à la grande presse. On remarque pourtant que par bien des aspects, ils reproduisent des modèles propres aux médias dominants (mise en avant des publications commerciales au détriment des publications politiques, course au buzz). Pensez-vous que les GAFA puissent réellement servir de contrepoids au système médiatique actuel ?

Juan Branco – L’entreprise ne fait pas, par essence, le bien ou le mal : elle fait de l’argent. On est tombé dans le panneau avec les GAFA dans les années où l’on a cru à une sorte d’entreprise altruiste, notamment, là encore, à cause d’une grande déficience des médias traditionnels qui ne cherchaient pas à comprendre le modèle économique de ces entreprises et se contentaient d’en reproduire le discours. Si bien que, quand elles ont atteint une position monopolistique sur le marché – ce qui est essentiel pour se développer comme réseau social – c’était trop tard pour émettre une critique et lancer des alternatives qui ne seraient pas capitalistes ou mercantiles – bref qui ne seraient pas guidées par la seule ambition du profit. Elles avaient déjà écrasé le marché et, à partir de là, elles pouvaient rentabiliser leur offre et développer des algorithmes pour favoriser les contenus les plus consommables, rompant tous les schémas égalitaristes qui présidaient à leur départ. On en arrive au point où ces plateformes sont en mesure de déstructurer l’espace démocratique à l’échelle de plusieurs pays sans que l’on ait d’outils pour réagir et éviter les dégâts. Si ces entreprises mettent en avant l’idéal démocratique parce que c’est bon pour leur image, parce qu’elles n’ont pas envie de se faire interdire, parce que si elles causent trop de dégâts à leurs espaces politiques naturels, cela fera peur et dès lors atteindra leur business plan, ce sera toujours au regard de leurs intérêts économiques et pas dans un but moral.

Le seul espace où le bien commun est pris en compte, fût-ce de façon défaillante, c’est par nature celui du politique et donc de l’État. Ce sont deux entités qui sont chargées de prendre en compte l’ensemble des intérêts de la société et de la défendre, ou du moins la diriger, dans un sens ou un autre. Ce peut être l’État ou d’autres formes d’organisations politiques là où elles existent (de type anarchiste etc… ).

Mais en tout cas, dans sa forme moderne quasi-universelle, c’est seulement à travers l’Etat que l’on peut espérer imposer des régulations par la loi, qui amènent toute la cohorte, qu’elle soit entrepreneuriale ou non, à suivre un certain nombre de directions qui sont décidées par l’ensemble de la population ou a minima par leurs représentants.

Ceux-ci prennent le risque, y compris dans les régimes les plus dictatoriaux, de se voir exposés à la vindicte populaire pour avoir mal occupé leurs fonctions. Si l’on considère que le système ne fonctionne pas, c’est parce que la procédure n’est pas la bonne, pas parce que sur le fond, le fait de passer par le politique serait erroné. Penser qu’un jour, on pourrait faire mieux en contournant le politique avec des entreprises privées, c’est un non-sens. Y compris dans les termes, c’est absurde. C’est juste se jeter dans la gueule du loup. C’est à travers l’Etat, à travers le politique, qu’il faut agir sur ces sujets.

Twitter et Facebook, tant qu’ils étaient dans une phase de bienveillance visant à capter de l’audience et à s’installer monopolistiquement, étaient des outils subversifs – ils l’ont été pendant les révolutions arabes. Aujourd’hui, ils deviennent des outils de répression majeurs parce qu’évidemment, ils sont des instruments extraordinaires au profit des services de renseignement, des puissances étatiques, et que leur fonctionnement, qui doit maintenant se plier aux contraintes de la recherche du profit, oriente la distribution et la consommation de l’information selon des critères mercantiles.

On en vient à comprendre que la Russie, la Chine et l’Iran qui, pour de mauvaises raisons, par réflexe sécuritaire, ont cloisonné leur système, se sont donnés les outils d’une souveraineté numérique en créant les concurrents de Google, Facebook et compagnie et en leur interdisant de pénétrer leur marché. Cela leur permettra demain, s’il y a une révolution sociale ou un renversement de ces régimes, de pouvoir avoir un véritable espace démocratique. Ce n’est pas notre cas aujourd’hui. Immense paradoxe !

Même en étant en démocratie, on est dans une situation où notre potentiel démocratique est complètement annihilé par les puissances du marché, par cette soumission à des intérêts privés, par ailleurs appartenant à des espaces politiques qui nous sont extérieurs. Si demain pour des raisons géopolitiques, nous entrions en conflit avec la puissance états-unienne pour une raison ou une autre, et si celle-ci décidait d’intervenir sur les réseaux, de nous empêcher d’y accéder, elle aurait les moyens d’influencer directement nos espaces politiques nationaux, de manipuler les opinions, comme cela est aujourd’hui fait à des fins économiques. Sur le long terme, on va se rendre compte qu’on a fait un sacrifice majeur qui va être très difficile à renverser.

Pensez-vous qu’une stratégie de reprise en main de ces réseaux est compatible avec ce monde qui vient, le monde des GAFA et de Wikileaks ou est-ce qu’il y a une contradiction?

Évidemment, il y a une tension parce que le but, c’est d’éviter tout ça, à la fois pour le meilleur et pour le pire. Ce que je vois, c’est que la Chine est en train de devenir un acteur de premier plan à l’échelle mondiale, mais surtout de reprendre sa souveraineté et sa domination sur l’espace Asie-Pacifique comme elle ne l’avait pas fait depuis des siècles ; que l’Iran est en train de gagner son pari au Proche et Moyen-Orient ; que la Russie de Poutine est en train de renforcer son pouvoir et son influence dans son espace immédiat.

Bref, on est en train de voir que les puissances qui ont fait ce choix sont dans une phase de solidification qui contraste avec la voie que peuvent prendre les démocraties occidentales et notamment européennes, qui ne sont pas dotées de ces outils, qui n’ont pas vraiment de direction donnée et qui sont en train de se mettre dans les mains de pouvoirs populistes, de pouvoirs autoritaires comme l’est selon moi fondamentalement le pouvoir de Macron, parce qu’elles se sont entièrement dé-souverainisées, ce qui suscite une recherche de rigidification de l’espace politique pour se rassurer.

Alors, dans ce contexte particulièrement délétère, il y a une concurrence très forte entre plein d’acteurs opportunistes, entre les mouvements de contestation de type Indignés, Wikileaks, Anonymous dans l’espace virtuel, l’Etat islamique et les mouvements terroristes divers, le Comité Invisible… L’a-étatisation et la volonté de contourner l’Etat pour reconstruire des espaces politiques prend par tous les bords : le bord religieux, le bord anarchisant, le bord société civile sur-démocratisant, le bord extrêmement autoritaire, le bord populiste, tout cela composant une multitude aux aguets, qui montre les dents et qui veut mordre partout où l’État se désengage. Avec de l’autre côté évidemment, cet agent étrange et intermédiaire, à la fois outil d’influence des États et grand déprédateur que sont les grandes multinationales.

Alors dans ce contexte, il faut faire un choix, et le choix n’est pas évident. Car on prend un grand risque à faire le pari de l’affaiblissement de l’Etat, y compris pour les bonnes raisons ; on prend aussi un grand risque à défendre l’Etat sous une forme où il va servir de support à la prédation et à l’oligarchie, sans jouer son rôle de défense du bien commun – en tout cas seulement a minima, sur la question de la sécurité, des frontières, etc… On prend un grand risque à laisser une organisation comme le Comité Invisible se déployer. On prend un grand risque à laisser Wikileaks se faire potentiellement instrumentaliser par les grandes puissances et intervenir sur des processus relativement démocratiques afin d’affaiblir cet espace-là.

Mais on prend un risque probablement plus grand à les empêcher. On prend un grand risque, en somme, à toute forme d’engagement aujourd’hui. C’est ce qui explique en partie l’apoplexie de la population. On est dans un moment sans direction où il devient impératif de choisir son camp et de l’investir, car l’histoire est en mouvement. Il faut le faire sans certitude aucune sur les conséquences de nos choix, qui dépendront grandement d’évolutions sur lesquelles les vecteurs éthiques qui nous auront déterminés n’auront aucun poids.

 L’élection de Trump a enrichi une contre-offensive (du New York Times, de Google, du Monde avec son Decodex, de Macron avec sa loi anti-fake news) destinée à minorer les oppositions dissidentes sous prétexte de lutte contre les fake news. Qu’en pensez-vous ?

Juan Branco – Disons que ces appareils de pouvoir ont besoin de garder leur centralité, sans quoi ils perdent leur sens. Le New York Times n’existe que parce qu’il est censé pouvoir accueillir l’ensemble du monde en lui et décider de ce qui est audible ou pas. Vous pouvez considérer que le New York Times permettait d’avoir un espace relativement sain d’expression et de distribution de l’information qui, malgré ses limites, permettait de contenir la société dans des bornes qui étaient tout au moins acceptables. On peut aussi considérer que s’ouvre devant nous une période fascinante de créativité sur la manière de s’engager politiquement, un éclatement complet des limites qui nous étouffaient. Quoi qu’il en soit, on arrive un peu tard pour dire “c’est bien ou c’est pas bien” parce qu’on ne voit pas comment ils pourraient bloquer ça. Ils peuvent limiter, avec les algorithmes, les comptes certifiés de Twitter et tous ces dispositifs qui visent en fait à recréer une hiérarchie de l’information mais ils auront du mal à bloquer ça. On est à la préhistoire de bouleversements qui vont être majeurs. On commence à voir la stabilisation de nouveaux outils. Qu’est-ce qui va naître de ça ? L’espace est en train de se reconfigurer et on en est aux toutes premières prémisses de quelque chose qui va susciter des guerres, des révolutions et une recomposition du rapport au monde. On peut s’accrocher autant que l’on voudra à la nostalgie du monde qui existait jusqu’ici, je pense que c’est complètement perdu d’avance et qu’il faut avancer : il va falloir se battre, ça va être sanglant, on va perdre beaucoup de combats mais on va être obligé de le faire.

 Il y a une inconscience sur la capacité des GAFA à utiliser leurs données. La plupart des gens disent “moi je n’ai rien à me reprocher donc je ne vois pas de problème à livrer mes données”. Les oppositions aux lois autoritaires de collecte des données, sur prétexte antiterroriste, sont très faibles. Et quand on interroge les gens sur la possibilité de donner leurs données en échange de baisses de tarifs sur les assurances par exemple, ceux-ci sont capables de donner, pour des baisses minimes, un nombre assez incroyable de données personnelles…

J’ai enseigné ce matin un texte de Marx à mes élèves, que je découvrais avec eux. Il y explique que la conscience individuelle n’existe pas, qu’elle est déterminée par la position dans les rapports de forces de production, que ces rapports de forces de production sont ce qui crée la conscience collective et que l’accès à cette conscience collective ne passe que par le moment où nos intérêts sont atteints. Ce n’est que lorsque l’on ressent un inconfort individuel que, tout à coup, on va se rebrancher à la conscience collective et qu’on va avoir l’impression d’une conscience individuelle qui va nous permettre de comprendre qu’on a telle position dans les rapports de forces de production…

Je ne suis pas marxiste mais c’est exactement ce qui se passe : aujourd’hui, il n’y a pas d’atteinte visible, on ne se rend pas compte qu’on est en train de se faire arnaquer par les compagnies d’assurance ou plus généralement par le système économique qui est en train de se mettre en place. Tout est présenté à chaque fois de façon positive pour éviter la prise de conscience.

Tant qu’il n’y a pas eu la Seconde Guerre Mondiale, il n’y a pas de prise de conscience que l’antisémitisme peut provoquer des catastrophes inimaginables pour l’ensemble de la collectivité. Tant que les conséquences ne sont que virtuelles ou en tout cas suffisamment disséminées pour qu’on n’arrive pas à les raccrocher à notre situation personnelle de façon convaincante, tant qu’il s’agira de sommes abstraites et non reliées, dans les consciences collectives, au fait que le chômage, la précarisation, sont liés à ces bouleversements technologiques et à l’accumulation de richesses par ces entreprises, via la prédation, via les paradis fiscaux, il ne se passera rien.

Et les politiques sont complètement incapables de penser ce qui est en train de se passer parce qu’ils n’ont plus d’espace intellectuel qui leur fournisse les outils pour réinvestir ces questions.

LVSL – Comment expliquez-vous ça ?

Juan Branco – Parce que l’espace intellectuel est complètement sinistré. Il y a un mouvement qui a commencé dans les années 70 avec la multiplication des chaînes de télévision et la privatisation rampante de ce média, qui s’est accompagné de l’affaissement de l’Etat avec les politiques néolibérales. Je n’aime pas ces termes catégorisants, mais en l’occurrence il me semble assez évidents d’application, la précarisation de la recherche, la précarisation des emplois et des phénomènes qui semblent complètement marginaux pour ces questions, comme la montée des prix de l’immobilier dans les centres-villes des capitales, font qu’aujourd’hui, on ne peut plus vivre avec un salaire de chercheur dans le centre et que du coup, on ne peut plus avoir accès aux classes de décideurs, aux classes économiques ou artistiques, se mêler à elles, les influencer, s’en faire reconnaître…

Il n’y a plus l’effet d’entraînement mutuel qui conduisait au fait que ce n’était pas très grave si vous étiez précaire parce que vous viviez dans une estime et une reconnaissance, une capacité à agir sur le monde, au centre de quelque chose qui vous donnait de l’influence, qui vous donnait une valorisation symbolique, un sens.

Ajoutez à ça le fait que l’Université est totalement déconnectée du monde d’aujourd’hui parce qu’elle s’est soumise à ces diktats mais aussi parce qu’elle-même est en plein dépérissement intellectuel, du fait des politiques comptables qui s’appliquent à la recherche, de son incapacité à payer correctement ses membres, à donner des conditions d’enseignement minimales… Et vous vous retrouvez avec un assèchement complet qui fait que la pensée perd toute centralité. Ceux qui aujourd’hui rentabilisent la production de la chose intellectuelle et artistique, les intermédiaires de type GAFA mais auparavant déjà les chaînes de télévision, ne font pas ruisseler leurs richesses, ne mettent plus en avant les contenus élaborés puisque leurs modèles s’appuient sur celui de la consommation, alors que l’Etat jouait jusqu’alors un rôle en régulant les espaces médiatiques et culturels, et dès lors les professions intellectuelles s’effondrent, et des classes d’ignares prennent le pouvoir.

Reagan était la résultante des années 60, de la fascination qu’il y avait pour le cinéma, pour la première phase de la télévision. Trump, c’est la deuxième phase, une combinaison de la spéculation immobilière et de la télé par câble (puis de la télé-réalité), très années 80, qui comprend comment se saisir des outils numériques pour toucher directement « son » public et subvertir la domination WASP (White, Anglo-Saxon, Protestant) de la côte Est.

Maintenant, on a la troisième phase : une nouvelle classe d’ignares devenus milliardaires parce qu’ils ont mis le grappin sur l’économie publicitaire, c’est tout ce qu’ont fait Facebook ou Google, qui n’ont aucune idée du monde ni de rien, qui ont juste su à temps, avec des algorithmes, procéder à un classement de l’information plus efficace que d’autres, en créant des plateformes attirantes, qui à leur tour veulent se saisir de l’espace politique en pensant avoir tout compris du monde, comme Zuckerberg.

Comme Trump, trente ans après, ils font naître leur fortune d’une forme de spéculation, celle qui en l’occurrence a pris le marché publicitaire, en s’appuyant sur un besoin fondamental, là le besoin de se loger, ici de s’informer. Parce que franchement les succès technologiques de Facebook sont quand même assez mineurs, outre une idée initiale bientôt détournée et une plateforme agréable : en gros c’est devenu une entreprise de détournement de fonds. Aux dépens de marchés qui étaient ou pouvaient être régulés, qui avaient une régulation qui permettait de redistribuer une partie de ces sommes dans l’espace public selon les priorités décidées par l’Etat, c’est-à-dire in fine pour le bien commun, comme cela a été fait en France avec la télévision, devenue le principal financeur du cinéma.

On rentre là dans une anarchisation du capitalisme. Ces gens sont devenus tout-puissants sans être passés par aucune des structures de légitimation qui s’appliquent pour arriver à la décision politique dans les sociétés traditionnelles. Au point d’en venir à mettre en danger la société. Car quelle valeur donner à l’effort, à la création intellectuelle, quand la façon de faire de l’argent c’est de capter l’attention, en mettant en avant les contenus les plus rentables et en siphonnant les médias traditionnels et les caisses de l’Etat ?

Vous finissez par avancer des utopies débiles où il n’y a pas d’État parce que vous avez l’impression que l’État c’est le diable, parce que vous vous êtes construit envers et contre l’Etat. Les véritables révolutionnaires technologiques, ceux qui ont posé les bases de ce système économique, de Berners-Lee à l’inventeur du bitcoin, se sont tenus à l’écart des bénéfices qu’ils auraient pu en tirer. Mais ce faisant, ils se sont écartés des structures de pouvoir qu’ils avaient contribué à créer, et ont autorisé leur pervertissement. Quel effet ça fait d’aller enseigner au lycée en banlieue parisienne 18 heures par semaine pour à peine plus d’un SMIC et expliquer l’importance d’entendre ce que vous avez à leur dire à des élèves qui sont voués au précariat ou à l’exploitation par Uber et compagnie, qui sont biberonnés de contenus-poubelle, dans une civilisation où l’admiration est réservée à ceux qui fabriquent des millions à partir du néant – des personnes formées en dehors de tout espace collectif ou de bien commun ?

Vous savez très bien que le savoir que vous leur transmettez ne va pas être valorisé, qu’ils ne se sentent pas en admiration ou même en respect par rapport à vous parce que vous n’êtes personne dans cette société. Vous êtes un exploité, vous n’avez pas d’argent, et rien ne reste dans la société qui vous octroie au moins ce respect qui jusque-là était dévoué à ces hussards noirs de la République, puisque la République elle-même, la chose publique, n’est plus rien.

Comment on fait fonctionner une société qui s’appuie sur cette absence de base ? Je ne sais plus qui disait que c’est au moment où la jeunesse, précaire et au chômage, sur-formée, ne trouve plus aucun espoir de valorisation sociale via cette formation, que s’ouvre une perspective révolutionnaire.

Cela rejoint le questionnement précédent. Il y a un trop plein d’intellectuels qui ont besoin de trouver leur place dans la société et à un moment, ils la prendront de force, de la même façon qu’il y a un trop plein de scolarité qui ne suscite rien, qui n’ouvre les portes de rien, puisque nulle part, cette scolarité n’ouvre les portes de ce qu’est devenu la société.

La seule façon d’éviter un tel renversement, c’est qu’il y ait une telle précarisation contrôlée des classes laborieuses qu’on puisse les tenir par une sorte de pulsion de survie, juste au-dessus d’une vie minimale, qui fasse qu’il n’y ait pas de moment de velléité de subversion, parce qu’on préfère le confort minimal qu’on a, qui est meilleur que ce qu’il y avait avant, à la révolution que ces connards d’intellectuels veulent faire, pour eux et pas pour les personnes qui habitent en banlieue, pas pour leur camp.

La ghettoïsation de la société est ce qui permettra peut-être au modèle actuel de survivre : l’absence de confiance mutuelle entre ces classes différentes qu’avait un temps subvertie le marxisme, dont la théorie permettait littéralement de « boucher les trous » et de faire ce lien contre-nature. Avec comme seule perspective alors un modèle états-unien, dans lequel il y aura des révoltes et des émeutes mais jamais de révolution de la société parce que la société n’existe plus.

 

C’est un système glaçant d’efficacité, d’autant plus glaçant qu’il s’est probablement constitué involontairement. Le modèle actuel provoque une fragilisation massive des personnes qui maintenaient l’agrégation de la société (les intellectuels, les personnes qui essayaient de penser en termes de structures, qui faisaient le lien), et c’est cet éclatement qui permet au système de tenir.

Aujourd’hui, des particules isolées entre elles, qui n’arrivent pas à se regrouper, qui essaient de construire des médias comme le vôtre et qui survivent un temps, tenues par les algorithmes des réseaux sociaux qui sont devenus le seul vecteur de dissémination de l’information, peuvent du jour au lendemain disparaître parce que ces algorithmes considèrent que, malgré l’attirance initiale que vous suscitiez, vous ne serez jamais des produits rentables et que le moment de rigoler est passé.

En quelques années, nous nous sommes retrouvés totalement asséchés et sans point alternatif sur lequel s’appuyer. Il ne s’agit plus de créer des perforations dans l’espace médiatique traditionnel, puisque cet espace médiatique traditionnel est maintenant lui-même dépassé. On n’a plus de point d’entrée, plus rien.

(...)

Justement, quel rôle joue le numérique dans cette perte de sens qu’entraîne le néolibéralisme ? Est-ce que les réseaux sociaux seraient à même de recréer un sentiment d’appartenance collective ou au contraire, sont-ils l’un des facteurs de l’atomisation contemporaine ?

(...) Intuitivement, je pense qu’il y a un effet très fort de désolidarisation qui, en retour, crée des effets d’émotion, d’empathie, complètement ridicules. La campagne mondiale “bring back our girls” en est un exemple : on sait qu’elle n’aura aucun effet mais elle intéresse les réseaux sociaux comme le bucket challenge parce qu’on sait que ça créera du buzz, un effet de soulagement éthique qui, comme les mouvements des Indignés, permettra de se déresponsabiliser. On est dans une dissolution de l’espace politique, du rapport au politique : est-ce bien ou mal ? Une chose est sûre : ça existe. Est-ce qu’on peut la compenser, la contourner ? Je pense que l’on n’est pas né avec. Je ne pense pas qu’on ait les outils pour le penser. On est les enfants d’une société qui fonctionnait très différemment. C’est ce qui explique que personne n’ait rien compris à l’élection de Trump, que les éditorialistes de plus de 50 ans ne comprennent rien au phénomène Macron.

On va être en perpétuel dépassement politique pendant des années jusqu’à ce qu’une nouvelle génération arrive, née avec ces transformations, jusqu’à ce que le monde ne soit plus en bouleversement permanent comme il l’est aujourd’hui et que finalement, il y ait un ajustement des perceptions. On est né à la fin d’un monde qui était à peu près stable depuis cinquante ans ou cinq cent ans, selon qu’on prenne comme référence l’invention finale de notre système politico-éthique ou de la technologie qui l’a permis, le livre.

La conséquence est simple : nous, génération formée à cette double aune technologique et politique, sommes déjà en dehors du monde existant. Est-ce qu’on se rebelle en pensant se raccrocher au train pour s’assurer d’avoir notre place dans ce nouveau monde ? Pourquoi pas, mais on est déjà dépassé, on le pensera avec un train de retard qui en même temps nous permettra peut-être de le dépasser, mais si et seulement si, une prise de conscience et un effort immense sont faits. Car il y a un bouleversement cognitif énorme à prendre en compte : la fin de l’objet-livre comme référent va bien au-delà d’une révolution industrielle. Est-ce que demain, les gens liront encore des livres ? Peut-être mais je ne vois pas pourquoi, étant donné que les livres sont juste le fruit de l’invention de l’imprimerie : ils ont dominé pendant cinq siècles parce qu’on vivait dans la civilisation de l’imprimerie, parce que technologiquement c’était la façon la plus avancée de diffuser les savoirs.

Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. Qu’est-ce que ça implique ? La manière dont s’est structurée notre pensée du fait des contraintes technologiques – dans un ouvrage, avec du coup certaines formes d’élaboration et tous ses dérivés (comme, in fine, à l’école et pour nos clercs, la dissertation) – tout cela a du sens pour comprendre le passé, le reste des structures qui existent encore, mais je ne suis pas sûr que cela ait encore du sens pour comprendre ce qui vient, les mentalités et les mouvements qui seront suscités par des mouvements formés en dehors des cadres qui nous avaient jusque là servis à penser.

Le livre, aujourd’hui n’est plus, ne peut plus être un facteur révolutionnaire, puisqu’il n’est plus le facteur principal de diffusion de la pensée. Par contre, on peut comprendre que clairement, quelque chose est en train de basculer et de changer les façons de penser, et que ces nouveaux médias, au sens premier du terme, pourront demain faire naître les révolutions qui manquent à notre civilisation. Cette saisine, c’est ce qui fera qu’on sera en décalage ou que l’on participera à l’avant-garde, si on arrive à comprendre à temps et à saisir l’ensemble des bouleversements et les mettre en cohérence dans le cadre d’une pensée qui corresponde aux nouveaux moyens de communication de notre temps. Et entre-temps, il y aura des Trump qui gagneront parce que les élites new-yorkaises qui croyaient que l’on pouvait encore tenir la société avec les moyens de communication et les présupposés éthiques jusqu’alors dominants se seront aveuglées. Elles qui avaient un monopole sur les codes sociaux sont perdues dans un monde rendu complètement horizontal par les réseaux sociaux, où c’est la surenchère populiste qui, ajoutée au mépris envers les médias traditionnels et à l’apparence de disruption, a permis à Trump de l’emporter.

Les révolutionnaires russes maîtrisaient la « propagande » à la perfection, par le livre et la presse. Il est fort probable qu’il faille apprendre à maîtriser tout aussi bien Twitter, Snapchat, Instagram et Facebook, mais au-delà tous les outils qui n’ont pas encore été inventés, quitte à les subvertir et à s’en servir pour rendre visible l’oppression économique et étatique : en somme, ce que vous essayez de faire d’une certaine façon.

 

Crédits photos : © Vincent Plagniol pour LVSL

Source : Le Vent se lève

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