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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

Saïd Boumama : «On n’abat pas durablement un système sans organisation».

Photo par Cyrille Choupas.

Photo par Cyrille Choupas.

Long entretien dans la Revue Ballast avec Saïd Bouamama, sociologue,  militant associatif et politique de nationalité algérienne né à Roubaix il y 60 ans et résidant en Saint-Denis. Cofondateur du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) il fut un des initiateur en 1983 de la fameuse Marche pour l’égalité et contre le racisme.

 

Extraits de cette interview intitulée : Saïd Bouamama : « Des Noirs, des Arabes et des musulmans sont partie prenante de la classe ouvrière »

 

En 1970, Jean Genet appelait à « organiser tout de suite des alliances révolutionnaires tactiques » entre les militants blancs de gauche et les activistes afro-américains. Comment ces mots résonnent-ils aujourd’hui ?

C’est comme s’il les avait prononcés hier. Il faut distinguer les alliances tactiques et les alliances stratégiques. Les premières supposent la prise de conscience d’intérêts communs, à un moment donné, sans avoir à partager l’ensemble de l’analyse ; les secondes impliquent d’avoir enlevé les angles morts des uns et des autres pour produire une analyse commune. Dès qu’il est possible d’œuvrer à une convergence d’intérêts objectifs, nous devons le faire. N’en reste pas moins, de nos jours, une réelle difficulté : sur un certain nombre de questions qui touchent les populations des quartiers populaires, les analyses dominantes produites par la gauche évacuent leur spécificité. Prenons un exemple très connu, et tout aussi concret : une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche considère que le port du foulard empêche tout travail commun. Nous pensons quant à nous que les musulmans — et donc les musulmanes qui peuvent le porter — sont une composante du peuple français et que le foulard ne devrait pas être un obstacle ni son retrait une condition pour pouvoir avancer ensemble. La non-reconnaissance du développement de l’islamophobie comme forme de racisme contemporain nécessitant une mobilisation collective reste un facteur entravant l’action commune.

(...)

Vous aviez écrit, dans Figures de la révolution africaine, qu’il avait manqué à Sankara un « outil de liaison politique » — tout en critiquant, ailleurs, le parti comme forme ultime du processus révolutionnaire. De quel outil devrait-on se doter ?

Ce n’est pas le parti en tant que tel qui me pose problème mais l’idée selon laquelle la « forme parti » serait déjà définie et qu’il suffirait de la reproduire. Face à une multitude de résistances, de groupes et d’individus, il nous reste à réfléchir à l’espace le plus à même de créer une convergence vers les endroits de pouvoir où se joue l’avenir d’une transformation à vocation révolutionnaire. Appelons cet espace « parti », si l’on veut, mais à condition que personne ne vienne nous dire qu’il est déjà construit et qu’il ne doit être qu’ainsi. Nous avons besoin d’un état-major : en face, ils en ont un. Je ne parle pas d’un chef mais d’un espace au sein duquel se pensent la stratégie commune et les moments d’offensive. Une organisation politique capable de prendre en charge ce travail reste nécessaire.

Ce qui vous situe donc à distance des mouvances « autonomes » dont il est beaucoup question ces temps-ci.

Absolument. Il ne suffit pas de résister : on sait le faire. La ZAD résiste, oui, de même que les autonomes ou les quartiers populaires. Mais la question que l’on doit résoudre, c’est celle du pouvoir. Si on ne touche pas au pouvoir, on ne change pas la société. La transformation des rapports sociaux suppose une victoire sur le pouvoir — ce qui n’empêche pas de travailler avec toutes les formes de résistance. Il n’y a pas un modèle : historiquement, les partisans de la prise du pouvoir s’opposent à ceux du contre-pouvoir ; des troisièmes ou des quatrièmes voies peuvent émerger. Laissons ouverts les champs de l’Histoire. Les peuples inventent. Le passé nous apprend que nous n’avons pas la solution en la matière : la dynamique de refus du pouvoir n’a jamais abouti à des transformations sociales globales ; la dynamique partidaire, malgré des succès indéniables, a également conduit à de nombreux échecs… Soyons humbles. On sait qu’il faut détruire le pouvoir de domination ; par quoi le remplacer ? C’est aux mouvements de masse de l’inventer demain, non aux petits groupes militants. Ce qui reste certain, c’est qu’on n’abat pas durablement un système sans organisation.

(...)

Le champ décolonial rejette parfois la notion d’universalisme en bloc, accusé qu’il est, dans sa nature même, d’impérialisme occidental. Vous produisez une lecture plus articulée…

Ceux qui prétendent qu’il faut mettre l’universalisme ou les Lumières à la poubelle s’expriment en réaction au débat « Pour ou contre les Lumières ? ». J’estime pour ma part que la dynamique introduite par les Lumières — l’« antitotalitarisme », les droits des individus — est intéressante ; le problème, c’est qu’elle s’est construite non pas pour l’Homme mais pour l’homme masculin blanc et riche. Les Lumières, qui portaient un réel potentiel révolutionnaire, ont aussitôt été réduites : suffrage censitaire, esclavagisme, relégation des femmes.

Dans quelle mesure peut-on établir un lien entre l’écrasement jacobin et centralisateur des identités régionales françaises et le colonialisme hors des frontières nationales ?

Pour moi, c’est le même processus. Les peuples colonisés ont connu ce qui avait, en amont et en interne, été appliqué à la société française. Le désir de détruire les langues et les cultures régionales ne s’est pas fait sans violence. Rappelons-nous qu’on a coupé les départements en carré pour casser les formes historiques et territoriales des peuples, comme on le fera ensuite sur l’ensemble du continent africain. La classe dominante — et Paris en particulier — a voulu homogénéiser l’ensemble des cultures françaises par la destruction, avant de le faire sur toute la planète à travers le projet colonial. On doit aussi penser à ça, en termes d’alliances : la lutte contre l’impérialisme est aussi celle des altérités matraquées par le jacobinisme, et inversement. Le paradoxe de l’Histoire, c’est qu’on peut voir une partie de ces populations se tourner vers le fascisme, pensant défendre leur « terroir », alors qu’elles sont historiquement victimes de ce large courant dominant qui va du républicanisme centralisateur à l’extrême droite.

On a voulu faire des Bretons des petits Français, puis on l’a fait avec les Algériens : les mots sont les mêmes — on parlait déjà de « l’intégration » des Bretons ! Lisez les textes sur les « sauvages » bretons déboulant sur Paris : on parle aujourd’hui de la même façon des immigrés ou des sans-papiers. Le capitalisme a besoin d’une seule norme pour exister, celle de l’individu : briser les héritages collectifs, casser la culture paysanne familiale et coopérative. Le capitalisme a détruit les structures collectives françaises avant d’aller faire de même dans les pays du Sud.

Et l’État, avant même le mode de production capitaliste, non ?

Bien sûr. Mais l’État est l’outil de la généralisation des rapports capitalistes. Les premiers capitalistes se plaignaient de ces paysans devenus ouvriers, payés au jour, sur lesquels ils ne pouvaient pas compter, donc organiser leur production, puisqu’ils venaient travailler quand bon leur semblait, en fonction de leurs besoins — une semaine, mais pas la suivante… Les capitalistes ont donc développé un discours sur la « sauvagerie » paysanne française qu’il fallait « civiliser », c’est-à-dire mettre au travail de manière fixe, régulière, avec des horaires. L’État a imposé les rapports capitalistes. Et qu’est-ce que la colonisation, sinon l’extension de ces rapports ? On est partis détruire les économies vivrières, villageoises ou collectives pour installer le capitalisme, qui ne connaît que des individus consommateurs en lieu et place des membres de collectifs qui, lorsqu’un voisin est touché, se sentent touchés.

(...)

Dans Les Discriminations racistes : une arme de division massive, vous avancez l’idée que le mot « diversité » fait diversion…

C’est toute la question de la bataille du vocabulaire. Tous les dominés de la planète se construisent à partir de leurs mots. Karl Marx a inventé le concept de « plus-value » et, en l’espace de trente ans, même un ouvrier qui n’avait pas lu ses livres l’employait car ça lui parlait de sa réalité quotidienne. À quoi la classe dominante a répondu par « valeur ajoutée ». Le vocabulaire des dominés peut être euphémisé, récupéré. « Diversité » vient des dominés mais il a été détourné, folklorisé : un Arabe sur une liste ici, une Noire là-bas… On peut garder ce mot mais il faut à chaque fois dénoncer son instrumentalisation. Parler de « diversité populaire » contre la « diversité étatique » telle qu’elle est mise en avant.

Mais à quel moment un mot devient-il légitime pour désigner une cause ou une collectivité ? Personne ne le décrète.

Un mot devient légitime dès lors que les victimes d’une domination le reprennent à leur compte. Prenons « islamophobie ». Si je le travaille en tant qu’universitaire, je ne le choisirais pas : il renvoie à une « phobie », donc une « peur », or il s’agit d’un racisme — il n’est donc pas correct et j’aime mieux « racisme anti-musulman ». Mais les musulmans, de par le monde et en France, se sont reconnus dans ce terme pour exprimer leur expérience de la domination. Il a donc gagné sa légitimité. Quelle arrogance de venir, de l’extérieur, dire à une population dominée que l’on sait mieux qu’elle comment s’exprimer !

Arrogance que vous percevez dans une partie de la gauche radicale, lorsqu’elle conteste l’usage de tel ou tel terme ?

Oui… Est-ce que l’extrême gauche doit continuer à se penser comme celle qui va civiliser le peuple ? Ou peut-elle mettre sa lecture critique du système au service de la masse des dominés ? Sans la gauche radicale, il y aura toujours des luttes et des grèves ! Mais sans elle, il est vrai qu’elles ne déboucheront pas sur une transformation globale. Les peuples font l’Histoire et les minorités actives doivent s’interroger sur la part du travail qu’elles ont à accomplir.

Le mot « blanc » suscite de la tension entre les espaces décoloniaux et la gauche. Nombre de personnes blanches, militantes ou non, n’entendent pas être qualifiées politiquement par leur couleur de peau : comment le comprenez-vous ?

C’est un refus de regarder le réel tel qu’il est. On a besoin du mot « blanc » pour parler des autres. Comment rendre compte de toutes les strates dominées si on dit seulement que nous sommes tous les mêmes ? C’est un grand progrès que nous puissions parler des Blancs. Ce n’est, dans ma bouche, pas une couleur : c’est une construction politique. Voyez par exemple ces populations que l’on a considérées un temps comme « non-blanches » avant de les accepter comme « blanches » : les Irlandais. Ils ont été blanchis, aux États-Unis. On parlait d’eux comme on parlera des Noirs, mais lorsqu’il a fallu s’allier contre les Noirs, les Irlandais sont devenus blancs ! On entend dans les quartiers des Arabes dénigrer les sans-papiers noirs ; on a une présence significative de descendants d’immigrés portugais, italiens et espagnols au FN : la condition de l’intégration passe par le blanchiment.

Evoquant votre jeunesse, vous aviez un jour fait état d’une « schizophrénie » entre votre engagement marxiste et votre condition quotidienne : utiliseriez-vous encore ce mot ?

On a avancé mais c’est encore de cet ordre. Les frictions dont on parlait tout à l’heure ont permis d’avancer mais il reste encore quantité de problèmes. Les dominants ont également affiné leur stratégie de division : l’État impose des débats que les classes populaires ne demandent pas. Prenez la loi de 2004 sur le foulard : c’est le pouvoir d’État qui, par en haut, organise la division, appuie sur certains leviers, joue avec les points de faiblesse de la gauche et de l’extrême gauche.

(...)

Comment entendre ce retour en force d’une certaine gauche libérale obsédée par l’islam et muette sur les luttes sociales — dont le Printemps républicain constitue aujourd’hui l’avatar le plus grossier ?

« Le vrai travail, c’est le travail ingrat : quotidien, dans les quartiers, auprès de gens qui, contrairement aux rencontres militantes, ne se connaissent pas. On part de tellement loin qu’il faudra du temps… »

Le mot « gauche » reste foncièrement hétérogène : une partie de celle-ci s’est construite autour du projet colonial et cet héritage existe encore. Voyez ce qu’il se passe internationalement : en Amérique latine, avec lALBA et la reconnaissance de l’État « plurinational » bolivien ; en Afrique, avec la contestation grandissante du franc CFA… Une levée de boucliers s’organise face à ces résistances. L’État se défend, mais également cette gauche qui sent son modèle historique remis en question. Si ces résistances se poursuivent, ici comme ailleurs, leur appartenance à la gauche finira par être définitivement démasquée.

L’essayiste Sadri Khiari écrit : « Il y a la droite, il y a la gauche et il y a le sud. » Par-delà la dimension provocatrice de cette formule, peut-on parler d’un bloc « sud » unifié idéologiquement ?

Je nuancerais. Je dirais : « Il y a du sud dans le nord. Du nord dans le sud. De la droite et de la gauche dans le nord. De la droite et de la gauche dans le sud. » Autrement dit : ce n’est pas un problème géographique puisque le capitalisme est mondialisé. Césaire dit bien que ce dernier n’existe qu’en s’étendant. Un capitalisme réduit aux frontières de la France meurt. Le clivage droite/gauche se retrouve donc dans tous les espaces mondiaux où s’est construit le capitalisme : en Afrique, il y a une droite et une gauche — ce qui ne veut pas dire que la coupure nord/sud ne se pose pas : elle se pose aux gauches européennes en ce qu’elles doivent saisir la dimension spécifique de l’impérialisme qui frappe le Sud global. Au Forum social mondial s’est imposé cet enjeu, à l’initiative de Cuba : des pays ont exigé un espace autonome, voyant que certaines questions spécifiques n’étaient pas traitées — notamment celles des guerres occidentales. Une partie de la gauche continuait à justifier les interventions militaires du fait des dictateurs en place. « Les dictateurs, c’est notre affaire ! », répondaient alors ces pays : il fallait d’abord s’opposer aux bombes, qu’il y ait Saddam Hussein ou non.

La gauche anticapitaliste est assez claire là-dessus, aujourd’hui, non ?

C’est vrai. Mais elle a encore des réflexes qui nous empêchent de construire un vrai mouvement anti-guerre en France. En Grande-Bretagne et en Italie, les gens se sont mobilisés contre les frappes en Syrie ; pas nous. C’est une vraie faiblesse. Il ne s’agit pas de soutenir Assad, simplement de dire que les régimes autoritaires sont l’affaire des peuples concernés. Nos armes n’ont pas à prétendre régler les problèmes des autres.

Quand le Rojava demande des armes, ou bien les opposants au régime, l’Occident devrait donc refuser ?

Je ne crois pas à la libération par l’extérieur. Je ne connais aucun exemple historique où un mouvement a été sauvé ainsi. On peut soutenir les militants sur place, évidemment, et surtout créer un rapport de force dans nos pays européens. Occupons-nous des relations entre nos États et les pouvoirs dictatoriaux, avant même que les guerres n’éclatent : ce serait déjà énorme. Les armes, ce n’est pas notre question.

Vous avez écrit que l’oubli de la question raciale conduit « au chauvinisme » et l’oubli de la question de classe « à l’impuissance ». Le mouvement antiraciste compte des voix pour qui « la race » est la question motrice : cette mise à distance de l’anticapitalisme, ce refus de lier explicitement les deux (sans même parler de la question féministe), serait-ce une séquelle de la négligence historique de la question raciale par les mouvements socialistes, communistes et anarchistes ?

C’est la question centrale ! Il n’y a pas d’un côté les problématiques de la race, de la classe et du genre. Les oppressions s’articulent toujours. Parler de classe, c’est parler du sexe et de la race ; parler de racisme, c’est également parler d’une oppression sexuée et sociale, etc. Si l’antiracisme politique ne pose pas la question de la classe, les racisés les plus démunis seront les grands oubliés ! Il nous faut penser ça de manière imbriquée pour battre le dominant. Nous sommes encore dans une séquence d’opposition militante entre la race et la classe ; peut-être était-elle historiquement nécessaire : tordre le bâton de l’autre côté pour briser l’approche classiste pure et dure… Mais nous devons passer à une troisième phase : la race, la classe et le sexe — au minimum — agissent toujours en même temps.

En 1949, la journaliste communiste Claudia Jones écrivait que la bourgeoisie redoute particulièrement « le militantisme des femmes noires ». Ce qui est frappant, aujourd’hui, c’est de voir la présence particulièrement forte des femmes au sein du champ antiraciste et décolonial !

Le féminisme a très longtemps évacué la question raciale : un besoin fort existait, dès lors. Quand le mouvement antiraciste politique s’est constitué, à travers quelques organisations, il y a eu un appel d’air. Les femmes vivent une oppression spécifique, qui n’est pas superposable à celle des hommes racisés : leur présence massive n’est donc pas étonnante. Qui tient les familles, dans les quartiers ? Les femmes. Les hommes sont beaucoup plus détruits et sont la cible d’attaques plus virulentes que les femmes — nuançons cependant avec la question dudit foulard, qui produit une violence spécifique à l’encontre de femmes… Ouvrez les hôpitaux psychiatriques : vous y verrez des prolos blancs, des Noirs et des Arabes. Pour forcer le trait, disons que les femmes ne peuvent même pas se permettre « le luxe » de la « maladie mentale » ! Elles sont le dernier rempart. Quand la toxicomanie est arrivée dans les quartiers, ce sont les mères qui ont tout tenu. Elles ont une expérience de l’oppression très singulière. À quoi il faut ajouter que la France a un temps estimé que les femmes de l’immigration étaient intégrées, elles, qu’elles étaient moins violentes que leurs frères, plus républicaines : la « beurette », en somme. Cette prise de conscience — être reconnues comme « intégrées » ne changeaient rien à leur précarité —, explique cet investissement politique des femmes. Elles ont eu besoin de trouver leurs propres espaces.

Texte intégral :  Revue Ballast

 

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