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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

Logiciel espion israélien contre les journalistes marocains et français

Pegasus, logiciel espion israélien, a surveillé journalistes et militants. Photo DR

Pegasus, logiciel espion israélien, a surveillé journalistes et militants. Photo DR

De Rabat à Paris, le Maroc ne lâche pas les journalistes

Par Damien Leloup*,

Un service de sécurité a ciblé les rédactions critiques du pouvoir marocain, mais aussi le patron de « Mediapart », Edwy Plenel, ou une journaliste du « Monde »

Depuis la révélation par Amnesty International, en 2020, de l’infection du téléphone du journaliste marocain d’investigation Omar Radi par le logiciel espion Pegasus, les journalistes marocains indépendants se doutaient bien qu’ils pouvaient être ciblés, eux aussi, par le puissant programme de surveillance commercialisé par l’entreprise israélienne NSO Group.

Les listes de numéros de téléphone sélectionnés comme des cibles potentielles dans l’outil de NSO par plusieurs de ses clients, que l’organisation Forbidden Stories et Amnesty International ont partagées avec dix­-sept rédactions, dont Le Monde, confirment qu’un service de sécurité marocain a utilisé Pegasus pour viser, de manière systématique, des journalistes critiques du pouvoir, et des dirigeants des grandes rédactions du pays.

Le numéro de Taoufik Bouachrine, directeur du journal Akhbar Al­Yaoum, qui purge actuellement une peine de quinze ans de prison pour viol, au terme d’un procès dénoncé comme entièrement politique par ses soutiens, a ainsi été entré comme cible potentielle dans le logiciel espion de NSO, ainsi que celui de sa femme. Les numéros d’au moins cinq des plaignantes dont les témoignages ont été utilisés contre lui durant son procès figurent également parmi les cibles potentielles de Pegasus. Une partie des quinze témoins à charge s’étaient rétractés avant le procès, affirmant avoir été contraintes par la police de produire de faux témoignages. Les numéros d’au moins deux plaignantes se trouvant dans ce cas ont été sélectionnés dans l’outil.

Au­ delà des cas précis d’Omar Radi et de Taoufik Bouachrine, ce sont tous les patrons de médias indépendants, ou presque, qui semblent avoir intéressé les services de renseignement marocains.

Parmi leurs cibles potentielles, on trouve ainsi les fondateurs du Desk, Ali Amar, ou celui du site Badil, Hamid El­Mahdaoui, condamné à trois ans de prison en 2018 pour sa « participation » au mouvement social du Rif, sévèrement réprimé. Les espions marocains ont également sélectionné pour surveillance potentielle un téléphone utilisé par Omar Brouksy, ancien correspondant de l’AFP et auteur de deux livres critiques sur Mohammed VI et les relations franco­marocaines, tous deux interdits de vente au Maroc. Notifié qu’il avait été une cible potentielle par Le Monde, le journaliste espagnol Ignacio Cembrero (Orient XXI) explique qu’il n’est « malheureusement pas étonné ». Il raconte qu’en juin, un journal marocain a publié des informations issues d’une conversation WhatsApp qu’il avait tenue avec deux personnes, et dont il n’avait parlé à personne. Sollicité, le Maroc affirme « rejeter catégoriquement » les « allégations infondées » faisant état de son usage de Pegasus. Le royaume nie être client de NSO Group.

De son côté, NSO a affirmé ne pas connaître en temps réel ni contrôler l’usage fait par ses clients du logiciel : « NSO ne pilote pas les systèmes qu’elle vend à ses clients gouvernementaux vérifiés, et n’a pas accès aux données des cibles de ses clients. » Plus largement, NSO a contesté les conclusions des enquêtes du « Projet Pegasus », les qualifiant « pour beaucoup de théories non corroborées ».

Les journalistes marocains ne sont pas les seuls à intéresser les services de renseignement du royaume chérifien.

Une trentaine de journalistes et de patrons de médias français figurent sur la liste des cibles de Pegasus,  dans des rédactions aussi variées que Le Monde, Le Canard enchaîné, le Figaro ou encore l’AFP et France Télévisions. A plusieurs reprises, le consortium Forbidden Stories et le Security Lab d’Amnesty International ont pu techniquement déterminer que l’infection avec Pegasus avait été couronnée de succès.

C’est le cas notamment d’Edwy Plenel, le fondateur de Mediapart, de Dominique Simonnot, ancienne enquêtrice du Canard enchaîné et désormais contrôleuse générale des lieux de privation de liberté – elle a annoncé sur Franceinfo vouloir déposer une plainte –, mais aussi d’une journaliste du Monde, qui n’a pas souhaité rendre publique son infection.

Dans certains cas, la cause de l’attaque semble claire : Edwy Plenel a été visé peu après avoir publiquement critiqué la répression policière des manifestations du Rif, comme l’a confirmé une analyse menée par le Security Lab d’Amnesty International. En juin 2019, alors qu’il participait à une table ronde lors d’un festival à Essaouira, M. Plenel se souvient être « intervenu pour manifester qu[’il] n’allai[t] pas [s]e censurer parce qu[’il] étai[t] au Maroc ; [il a] évoqué le sort du Hirak, du Rif, et la répression dont les manifestations populaires faisaient l’objet ». Pour le fondateur de Mediapart, cette intervention a pu servir de déclencheur, mais ce sont surtout « nos confrères marocains, et de fait l’indépendance du Desk [média qui était partenaire de Mediapart] » qui étaient visés. Il compte déposer plainte.

Un téléphone d’une autre journaliste de Mediapart, Lenaïg Bredoux, a aussi été infecté. Spécialiste des violences sexuelles, thématique parfois instrumentalisée au Maroc contre des voix critiques du pouvoir,

Abdellatif Hammouchi recevant une décoration de l’Espagne

Mme Bredoux avait aussi écrit, en 2015, une série d’articles sur le patron de la DGST marocaine, Abdellatif Hammouchi. A l’époque, le chef du principal service de renseignement marocain était à la fois visé par une plainte en France pour complicité de torture, et pressenti pour être décoré par la République française pour sa collaboration à la lutte antiterroriste.

Un autre patron de média, Bruno Delport, directeur de la radio TSF Jazz (groupe Combat, propriété de Matthieu Pigasse, actionnaire à titre individuel du Monde), a aussi été visé par l’utilisateur marocain de Pegasus. M. Delport est aussi président du conseil d’administration de Solidarité Sida, une ONG qui a développé des programmes de prévention auprès des travailleuses du sexe au Maroc.

(…)

Dans d’autres cas, le raisonnement des espions marocains semble brumeux : la journaliste du Monde dont le téléphone a été infecté ne travaille sur aucun dossier lié de près ou de loin au Maroc, tout comme d’autres journalistes dont les numéros ont été sélectionnés par le client marocain de NSO. Il est possible qu’ils aient été visés principalement pour qu’on puisse accéder à leur carnet d’adresses – et acquérir ainsi les numéros d’autres cibles.

 

*Le Monde daté du 20 juillet 2021

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