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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

La thématique de la rente, alibi idéologique du projet libéral ? En 2012, le décryptage de Abdelatif Rebah

Mis en ligne sur le blog le 16 août 2012 d'une étude parue sur le site La Nation-info a disparu.

Par Abdelatif Rebah, 16 août 2012

La notion de rente pétrolière occupe dans les travaux sur les économies exportatrices de pétrole (et de gaz), une place hégémonique rarement remise en question ni même contestée1. Une littérature prolifique2 s’est donnée pour centre d’intérêt le thème des effets déstructurants de l’existence des richesses pétrolières. D’aucuns vont jusqu’à parler de malédiction à propos de la possession de cette ressource naturelle, sans jamais, toutefois, inclure dans cette nomenclature du diable le cas de la Norvège, de l’Angleterre ou des USA3.

Certains économistes soutiennent même que le seul moyen d’échapper à la malédiction pétrolière serait d’abandonner l’exploitation des richesses du sous-sol4. En Algérie, la problématique du «système rentier» a fini par constituer, à force de redites auto-validantes, la clé de voûte de, pratiquement, toutes les élaborations traitant des réformes du régime socio-économique et politique algérien5. Les facteurs explicatifs de tous les dysfonctionnements qui affectent le «système», renvoient systématiquement et invariablement à cette catégorie6. Depuis la fin des années 1980 et dans le sillage des programmes de libéralisation de la Banque mondiale et du FMI, elle est devenue le pivot central des entreprises de déconstruction et de disqualification de la stratégie de développement national suivie, dans le passé7. Son omniprésence actuelle dans l’espace médiatique témoigne d’un engouement redoublé qui n’est pas sans relation d’affinité avec le contexte idéologique dominant.

Mobilisée, le plus souvent, dans des usages politiques, à forte charge idéologique, la notion de rente s’est imposée comme la figure obligée quasiment de tous les argumentaires déployés à l’appui de «l’impérieuse nécessité» du «changement »8.

A l’heure des «printemps» arabes, la rente pétrolière devient le terreau qui fermente les révoltes populaires9. Ainsi, rapports économiques, rapports politiques, rapports sociaux, tout gravite autour de la rente pétrolière10. De ces déclinaisons de sens aussi variées que multiples, il est possible, néanmoins, de dégager ce qui pourrait être qualifié de plus petit commun dénominateur de sens, celui qui se rapporte, précisément, à cette empreinte spécifique, connotée négativement,- la «logique rentière» -, que la rente pétrolière imprimerait à la totalité du système. Dit autrement, celui qui met en question le rôle (supra) structurant-clé que cette ressource joue dans le système. La question préalable qui, d’emblée, nous interpelle est, alors : qu’est ce qui confère cette propriété «paradigmatique» particulière à un «simple» revenu tiré de la valorisation des richesses pétrolières du sous-sol?

 Au fondement de la « situation rentière »

Dans un n° spécial de la revue Tiers-Monde consacré précisément à la problématique de la transition des «économies rentières»11, neuf chercheurs et spécialistes des économies pétrolières s’attachent à cerner, à travers l’inventaire systématique et exhaustif de ses effets pervers multiformes, les caractéristiques singulières au fondement de la «situation rentière».

On peut les synthétiser, schématiquement, dans cinq traits majeurs essentiels :
-Le lieu de formation de ce revenu, excentré, essentiellement séparé du travail national, d’où découle son découplage par rapport aux conditions internes de production et de productivité.
-Le poids déterminant, dans la croissance de ce revenu, qui revient aux facteurs extra économiques et internationaux (événements politiques à l’origine des « chocs pétroliers », rôle de la géopolitique moyen-orientale, spéculation financière internationale...).
-La place et le rôle que ce revenu confère à l’Etat en sa qualité de propriétaire unique des ressources d’hydrocarbures, d’où découle la centralité de l’Etat. («L’Etat se substitue aux lois du marché»12).
-La neutralisation de la contrainte financière (en tant que facteur décisionnel macro-économique – clé, les fameux fondamentaux) que l’abondance (relative) de ce revenu autorise. («La science économique ne peut interroger le développement ; la rigueur économique y est inobservée»13).
-Le rôle d’acteur politique unique et exclusif que ce revenu confère au pouvoir d’Etat et les formes de gouvernement autoritaire voire despotique qui en découlent.

La symptomatologie de «la situation rentière» exposée dans ce n° spécial de la revue Tiers Monde pointe les failles du modèle et ses effets pervers.Il en émerge, sous la plume des contributeurs, «un paradigme particulier de sous-développement»«la croissance n’est pas le résultat d’une structure productive compétitive» et «dans lequel une dynamique accélérée de modernisation traduite par une croissance des indicateurs sociaux et un rang généralement assez élevé dans les classements des organisations internationales cohabite avec le blocage d’autres transformations structurelles en particulier celles de l’appareil administratif, des institutions politiques et des modes de relations sociales»14.

 La «logique» de substitution

 Cette symptomatologie de la «situation rentière» ne se limite pas, bien entendu, à dépeindre le tableau des manifestations du mal qui affecte l’économie (rentière), l’Etat (rentier) et jusqu’aux comportements (rentiers), elle suggère significativement le remède à prescrire. Il s’agit de rompre avec «la logique rentière sur laquelle le régime d’accumulation est fondé». En termes plus explicites, il faut opérer une rupture avec les principes qui guident la valorisation des revenus pétroliers. Au profit de quelle autre «logique»? Quel est le sens de cette rupture ?

Privilégiée dans le n°spécial de la revue Tiers Monde15, la formule «mise en place d’économies concurrentielles de type capitaliste», sous-entendue, porteuses d’un usage rationnel et efficace des revenus pétroliers et exemptes des failles et des effets pervers de «l’économie rentière», formulation qui semble prendre en considération l’historicité des «types» de capitalisme, permet de situer clairement l’enjeu fondamental de la transition. Ainsi, la valorisation des revenus pétroliers doit se soumettre aux principes qui gouvernent la valorisation concurrentielle des capitaux, elle doit être guidée par les paramètres capitalistes de profitabilité et de concurrence.

Ce type de transformation structurelle de la logique de fonctionnement de l’économie qui vise l’instauration des rapports économiques fondés sur la loi du profit n’est pas réputé, on le sait, doué de neutralité sociale.

La logique du profit est source d’inégalités, de déclassement social, d’exclusion, de déséquilibres régionaux, de recompositions politiques.

La problématique des mutations des économies rentières retenue dans le n°spécial de la revue Tiers Monde, évacue, cependant, la question du contenu social des reclassements induits par la «nouvelle règle du jeu» et, du reste, la logique du profit qui sous-tend ces «économies concurrentielles» y figure comme un non-dit. Tout comme sa dimension historique, neutralisée, la question de ses implications sociales est, ainsi, soigneusement contournée sinon renvoyée, en qualité d’externalité, au registre technique des «mesures d’accompagnement», au chapitre des «transferts sociaux» ; au titre, donc, d’aspect secondaire de l’ordre social projeté par la rupture avec la «situation rentière».

Pour schématiser, au pole de départ, une situation indifférenciée définie par les «failles» et les «effets pervers» de la rente pétrolière, vouée inéluctablement à l’inefficience, sur la ligne d’arrivée, un monde préconçu, construit sur des présupposés idéologiques: le capitalisme possède les lois de son propre mouvement, l’allocation au bon endroit et au bon moment des ressources, l’incitation à l’efficacité, à la compétitivité, l’innovation, la rationalisation et les mécanismes auto correcteurs. Bref, la fiction théorique du règne vertueux de la rationalité et de l’efficacité économiques. Une rationalité économique, scrupuleusement dissociée de la rationalité sociopolitique qui lui est consubstantielle16, socialement et politiquement « incolore ».

Le sens de la transition

Toute la problématique de la transition algérienne est construite sur la mise en évidence de l’écart qui sépare la réalité socio économique de l’Algérie de ce modèle, idéal type, posé comme la référence à atteindre17 ainsi que de l’ingénierie institutionnelle requise pour éliminer le décalage ou, pour reprendre la terminologie volontariste en vogue, opérer le basculement à l’économie de marché.

C’est à cette fin, d’ailleurs, que l’ouverture de l’économie a été menée au pas de charge18 et que l’ensemble du droit algérien a été refondu pour être mis aux normes des pays à économie capitaliste.

Code du travail, loi sur la monnaie et le crédit, loi sur la concurrence et les prix, code de commerce, dispositif législatif de la privatisation, droit des sociétés, droit bancaire, droit des investissements, droit boursier, droit douanier, droit fiscal, droit du consommateur, droit immobilier ; l’œuvre normative accomplie depuis 1993 est effectivement «impressionnante»19. L’effort de redéfinition des règles du jeu en faveur de «l’économie de marché», c’est à dire le capitalisme, est indéniablement intense. Mais les résultats de la transition en cours sont particulièrement décevants.

Le président de l’organisation patronale FCE (Forum des chefs d’entreprise) exprime en termes clairs, «la déception née après 15 ans d’ouverture»: «des années de politique de libéralisation économique qui n’a pas répondu à nos attentes, n’a pas ramené les investissements structurants, les projets créateurs d’emploi et qui s’ajoute à un véritable déséquilibre de la balance des paiements après la chute de 50% des recettes pétrolières et une augmentation sans précédent de la facture des importations»20.

Tous les bilans, en effet, en conviennent : 1985-2010, après vingt cinq ans pratiquement de «stabilisation macroéconomique» et d’«ajustement structurel», la transition n’est pas achevée et la fameuse croissance hors hydrocarbures portée par sa propre dynamique, autrement dit, porteuse de développement, reste un vœu pieu21. Ainsi, la transition algérienne s’étire interminablement et le modèle de référence apparaît comme l’inatteignable ligne d’horizon qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche.

 La fatalité de la causalité rentière

 La question du comment réaliser l’objectif de transformation systémique demeure entièrement posé. Manifestement, la «rébellion des évidences empiriques» contredit la visée du schéma doctrinal. Il est vain de sommer la réalité de s’y conformer. De fait, c’est la vision elle- même de l’objet à transformer, appréhendée en termes d’écart par rapport à un modèle abstrait, qui est en cause. Une telle lecture fige la réalité politique et socio-économique dans une configuration de «situation rentière» assimilée à un invariant, dont se repaît à souhait l’idéologie de «l’échec recommencé», réduisant toute perspective historique à attendre le basculement à «l’économie de marché», panacée de tous les maux présumés.

Un tel prisme fait écran à l’approche concrète des dynamiques sociales contradictoires qui traversent la société et à la compréhension des issues dont elles sont porteuses. Il bloque l’accès à l’intelligibilité des conflits qui la travaillent, des inflexions, des tournants et des ruptures qui scandent son évolution et particulièrement à l’intelligibilité de la nature sociale des contradictions qui la caractérisent. Hégémoniste, la thématique de la rente pétrolière opère une oblitération de sens totale de tous les faits économiques, sociaux, politiques, systématiquement et invariablement rapportés à la fatalité de la causalité rentière, occultant sinon niant les mutations et recompositions qui en reconfigurent les rapports de forces.

Comment distinguer, sous l’uniforme de la «situation rentière», fourre-tout idéologique où tout est confondu, ce qui sépare le mode d’accumulation de la décennie du développement national de celui qui caractérise l’époque des réformes depuis la deuxième moitié des années 1980 à nos jours? Autrement dit, le mouvement d’extension de la base productive, notamment industrielle, trait marquant du premier est-il assimilable à sa régression, résultat notoire de la «transition à l’économie de marché»?

La dynamique de l’emploi de l’ère des plans nationaux de développement peut-elle être confondue avec celle du chômage visible ou masqué qui a accompagné l’époque des programmes d’ajustement/restructuration post 1988 ? La structure de l’emploi à prédominante productive de l’industrialisation reflète-t-elle la même réalité socio-économique et les mêmes choix politiques que celle où dominent, depuis deux décennies au moins, le commerce et l’informel ?

Peut-on mettre un trait d’égalité entre la période qui a vu le pouvoir d’achat et la consommation des ménages quintupler et celle marquée par l’extension de la pauvreté et de la précarité et le creusement des inégalités qui ont accompagné la libéralisation économique?

Va-t-on unifier et ranger sous le générique rentier, l’usage fait par les plans de développement des revenus pétroliers, cette ponction sur le capital international, et celui consacré par l’ère des libéralisations ?

La mobilité sociale ascendante sans précédent qu’a connue l’Algérie de l’ère de l’édification nationale et la phase de stagnation sinon de régression sociale qui lui a succédé appartiennent-elles au même registre de signification?

Si, par ailleurs, la «situation rentière» peut tout aussi bien désigner des périodes de conjoncture haussière que baissière du prix du baril de brut, devrait-on en conclure qu’elle est finalement insensible à….la rente ? Si, enfin, elle peut recouvrir un contenu social et son exact inverse quel serait alors le sens du dépassement de la «situation rentière»? On sait, constatent des spécialistes algériens de la question22, dans quelles conditions la transition a démarré après octobre 1988, mais on ne sait pas exactement où elle va et quel type de société on veut construire.

Fondamentale, la question semble prisonnière de l’inflation des définitions qui caractérise les écrits et le discours algériens sur la transition ou plus précisément sur ce que ce vocable désigne: passage d’un système de gestion centralisée à un système de gestion décentralisée, passage d’une économie administrée ou dirigée à une économie de marché ou à une économie ouverte donnant libre jeu à la concurrence, passage d’une économie rentière à une économie productive, passage d’un développement par la rente organisé par l’Etat à un développement par le surplus organisé par les acteurs autonomes de l’accumulation, passage d’une économie dépendante des hydrocarbures à une économie diversifiée, etc..

Pour la banque mondiale, le concept d’économie en transition désignerait le passage d’un système de parti unique et de gestion étatique planifiée et centralisée vers un nouveau système de liberté économique23. Un flou sémantique enveloppe le panneau de direction des mutations algériennes, masquant le sens véritable du changement projeté. L’ombre tentaculaire, il faut le souligner, de la thématique rentière, dominée par le discours sur « l’exogénéité » du système de croissance algérien et son intrinsèque inefficience24 tisse un voile idéologique épais sur la nature et les enjeux réels de cette «transition», tout comme sur les véritables leçons de son échec.

C’est l’échec, mais les élites libérales se gardent bien de prononcer la sentence et en concluent à l’inefficacité de la libéralisation économique sans réforme des institutions politiques et des structures de pouvoir.

Les réformes de marché ne doivent-elles pas être menées conformément à des « normes internationales », comme le martèlent sans relâche les experts des « institutions internationales » ?

En même temps, cette focalisation à outrance sur la problématique rente pétrolière finit par évacuer du champ des préoccupations et donc de l’analyse, la question essentielle du développement national, de son contenu socio-économique, des conditions politiques et des modalités concrètes de sa relance. Au profit d’un battage médiatique mettant en scène un modèle d’ordre sociopolitique conforme aux « concepts et aux notions les mieux établis en sciences économiques et en économie politique »25.

En fait une abstraction universalisante qui fait fi de l’historicité propre de la formation socio-économique algérienne mais qui permet en revanche, de faire l’impasse sur l’enjeu véritable de ce battage : mettre le régime politique au service du capital et des visées de domination de la pré-bourgeoisie affairiste. Comment dissiper ce brouillage de sens sinon en se libérant, d’abord, de l’a priori de la thématique sans issue de la «transition» et de son cadre d’analyse arc-bouté sur les déterminismes de la causalité rentière pour interroger, en les confrontant aux faits, les termes-clé qui en ordonnent le sens.

Poser, en effet, la question de la transition en termes de rupture avec le régime d’accumulation fondé sur l’utilisation des revenus pétroliers, celui de la décennie du développement, en l’occurrence, présuppose évidemment que celui-ci obéissait à une «logique rentière» et qu’il n’a pas généré une «économie productive». Incidemment, est attribuée une finalité productive aux réformes libérales qui jalonnent la «transition».

Une idéologie de « l’échec recommencé » ou de « 50 ans d’échec » consistera ensuite à porter au passif des décennies du développement 1960, 1970 et partiellement 1980, les destructions causées par trente ans de réformes libérales et le rejet populaire qu’elles ont entrainé. Les faits économiques et sociaux s’inscrivent en faux contre ces jugements. Pas plus que le régime d’accumulation de la décennie du développement n’obéissait à une logique rentière, les réformes libérales qui se sont succédé depuis 1988 n’ont secrété d’économie productive.

Mais est-ce réellement le véritable problème « en débat » En réalité, c’est de la nature même de la rupture qu’il s’agit, celle qui démarque la décennie du développement national, de l’ère qui lui a succédé, celle des réformes de la « transition » et qui porte, en creux, la question clé de la nature de l’Etat.

 La thématique rentière au secours de l’impasse du projet libéral

Certes, le scénario de « la transition » a bien été tracé, manquent, toutefois, ses acteurs directs. Le capital étranger n’a d’yeux que pour l’or noir. Le capital algérien, investisseur, preneur de risques, vecteur d’innovation est inexistant. Le véritable point de départ du cycle capitaliste est, dans ces conditions, hors de portée. Son atteinte est inconcevable sans que soit assujetti à cet impératif, le capital pétrolier, propriété de l’Etat. L’Etat doit, alors, exprimer le cadre institutionnel qui légitime l’appropriation privative du capital pétrolier.

En d’autres termes, donner le pouvoir économique et donc de décision à ceux qui n’écoutent que le critère du profit.

Mais dans le contexte d’un espace périphérique surdéterminé économiquement, les déterminants du profit ne sont internes qu’en apparence. Ils obéissent, fondamentalement aux leviers de commande du centre. Les décisions de politique économique nationale ne vont plus correspondre aux nécessités et choix intérieurs mais dépendre d’abord et avant tout de considérations internationales. Dans cette économie ouverte et alignée sur la commande centrale, il s’ensuit qu’il est impossible de ne pas faire ce que les autres font. Les décideurs sont structurellement limités par la nature et les règles du système dont ils font partie.

La discipline du capital (global, faut-il le souligner) ayant désormais étendu sa sphère de validité et don de domination à l’espace national, quelles marges de manœuvre, leur restera-t-il, sous la contrainte de l’efficacité globale et de la rentabilité financière ? Quelle influence peut exercer, en l’occurrence, l’« acteur » Algérie sur le taux de change du dollar ou sur le prime rate de la FED (la banque centrale des USA) qui commandent le mouvement des capitaux et leur orientation à l’échelle mondiale, déterminant dans une grande mesure la hiérarchie des zones d’accumulation rentable et de profits maximum26? L’Etat peut-il orienter les capitaux conformément à la volonté politique «nationale»? Le mode de production dans un pays donné peut-il être gouverné par des lois de fonctionnement antinomiques avec celles qui commandent le fonctionnement du mode de production dans lequel il s’est inséré à l'échelle internationale? L’économie mondiale n’est pas, comme le prétend le mythe du gagnant-gagnant, le vaste marché où règne l’égalité des chances et où les opportunités dépendent des avantages compétitifs des acteurs. C’est d’abord une hiérarchie issue de rapports de forces forgés tout le long des siècles de l’industrialisation et de la colonisation. C’est, également, un immense pouvoir de marché concentré aux mains d’une poignée d’acteurs, les oligopoles, un marché peu concurrentiel. Des entreprises qui ont un pouvoir de marché mondial qui surpasse les compétences des régulateurs et les capacités financières de la plupart des Etats.

C’est, pour finir, ce « pouvoir structurel » de façonner et de déterminer les structures de l’économie politique globale à l’intérieur desquelles d’autres Etats -leurs institutions politiques, leurs entreprises, leurs scientifiques et autres professionnels- doivent opérer27». Pouvoir dont disposent la seule superpuissance existant actuellement, les USA et un petit groupe de pays dominants de la Triade28. Pouvoir qu’ils exercent à travers une combinaison d’institutions, G8, G20,Union Européenne, FMI, Banque mondiale, Agences de notation, OMC, OCDE,OTAN, bref, la super élite entrepreneuriale, politique, militaire et intellectuelle de la Triade, un « système sans tête mais non sans maître »29, qui nous commande d’ « enlever nos mains du clavier et de suivre ses instructions. » On voit que la perspective d’un capitalisme «national» est potentiellement conflictuelle, pour ne pas dire impossible. En réalité, ce qui est attendu de l’Etat, dans cette phase, c’est de reconfigurer son rôle pour imposer les conditions économiques, politiques et sociales de l’alignement sur la commande centrale. Opérer cette mutation du rôle de l’Etat et de sa nature sociale n’est pas seulement affaire de décrets, de techniques ou de procédures.

Derrière le mot d’ordre-programme, systématiquement scandé, de «l’amélioration de l’environnement des affaires », soit une plus grande soumission des règles institutionnelles aux appétits du capital privé30, pointent en ligne de mire les transformations institutionnelles qui font écho au pouvoir économique accru dont cette pré-bourgeoisie affairiste dispose, à présent, pouvoir économique fruit de 25 années de réformes libérales, et qui doit trouver sa traduction en termes de pouvoir politique31.

Pour ainsi dire, en paraphrasant une formule joliment expressive, «les libéralisations leur ont donné des ailes mais ne leur ont pas permis encore de voler trop haut». Ils ont eu l’argent, il leur faut maintenant le pouvoir.

Cette prétention de la prébourgeoisie affairiste à s’ériger en classe dirigeante est lestée, cependant, des limites étroites de son horizon de profitabilité et, quant au fond, des handicaps historiques qui l’ont confinée à la périphérie de la sphère des activités porteuses de dynamisme économique, technologique, social, en bref, la sphère d’activités qui lui aurait conféré la légitimité de classe- agent historique du développement national. Sa mise en selle pour prendre en mains les rênes du pouvoir politique ne peut résulter de son propre moteur interne. Elle devra s’appuyer, pour ce faire, sur les pressions directes et indirectes du capital multinational pour orienter et imposer une refondation de l’Etat en conformité avec ce but. L’ampleur déstabilisatrice des recompositions sociales et politiques qu’un tel renversement de régime entraînera, exclue qu’il puisse s’opérer par la seule voie de la violence d’Etat. Il doit revêtir les habits de l’œuvre consensuelle d’intérêt national et se parer de l’argument de raison de la nécessité inéluctable (le fameux « there is no alternative » de Mme Margareth Thatcher). C'est-à-dire faire que la société entière se projette dans cette perspective. C’est le rôle de l’idéologie précisément de fournir les valeurs qui servent de balises d’orientation et de ralliement collectif dans la mer agitée de l’action politique.

 Ne peut-on pas penser que la thématique de l’économie rentière et de l’Etat rentier qui a pris le relais de celle de l’après-pétrole des années 1980, tout comme celle véhiculée par le slogan de « la diversification » jouent parfaitement cette fonction d’anesthésiant devant faciliter un accouchement sans douleur de la transition capitaliste ? Il est fort à craindre que la « réussite » de cette transition passe par le deuil du développement national.

Source : La Nation info (aujourd'hui disparu)

Notes

1- Dans le maigre registre des lectures critiques de la notion de rente pétrolière, on a pu relever trois auteurs : Fatiha Talahite, Le concept de rente : le cas des économies du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord / La Documentation Française - 21/06/2006 in Problèmes économiques N°2902/21 Juin 2006, Myriam Catusse, Ordonner, classer, penser la société, les pays arabes au prisme de l’économie politique, in E. Picard, la politique dans le monde arabe, Paris, A. Colin, 2006, pp. 215-238, Mohammed Habili, le système rentier, cela existe-t-il ?, Les Débats,Alger, septembre 2006

2- Pour un aperçu bibliographique sommaire on notera : Mass Peter, Pétrole brut : enquête mondiale sur une richesse destructrice.
Paris, Éd. Autrement, 2010. 261 p. Terry Lynn Karl (1997) The Paradox of Plenty: Oil Booms and Petro-States, Berkeley ; University of California Press, 342 p. Clement M. Henry : “Algeria’s Agonies : Oil Rent Effects in a Bunker State ”. The Journal Of North African Studies. Vol 9, n°2, 2004. Miriam R. Lowi (2004), “Oil rents and Political Breakdown in Patrimonial States : Algeria in Comparative Perspective”, Journal of North African Studies, vol 9, n° 3, 2004 etOil Wealth and the Poverty of Politics; Algeria Compared, New York, 2009,Cambridge University Press.
Luiz Martinez (2010), “Algérie: les illusions de la richesse pétrolière”, Paris, Les Études du CÉRI, Sciences-Po. Isabelle Werenfels (2007), Managing Instability in Algeria, New York, Routledge.

3- Gelb, Alain et Grasman, Sina « Comment conjurer la malédiction des ressources naturelles ? »,Annuaire suisse de politique de développement [En ligne], Vol. 26, n°2 | 2007, mis en ligne le 19 juin 2009, Consulté le 01 mars 2012. URL : http://aspd.revues.org/123, Thierry Coville, la rente pétrolière, une malédiction pour les pays producteurs, in Le Monde de l’économie du 18/3/02. Pierre.Jacquet, Pétrole maudit, in Le Monde de l’économie du 20/9/05. Seule « fausse note » dans ce concert unanimiste un article intitulé justement « la bénédiction du pétrole » et qui concerne précisément le cas de la Norvège, Cf. Politique internationale n°117/Automne 2007.

4- Michael L. Ross, The political economy of the resource curse,World Politics51.2, p.297-322, cité par Marie-Claire Aoun, La rente pétrolière et le développement économique des pays exportateurs, Thèse pour l’obtention du titre de docteur en sciences économiques, sur webu2.upmf-grenoble.fr

5- De l’urgence d’une nouvelle économie moins dépendante des hydrocarbures, tel est l’intitulé du symposium organisé par l’organisation patronale Forum des chefs d’entreprise (FCE) les 14 et 15 mars 2012-03-15 à Alger.
C’est le sens même des réformes économiques qui est au cœur de la problématique du « passage d’une économie et d’une société dominées par la rente à une situation où l’économie productive prendrait le dessus », soutient Yacine Benabdallah, cf. Economie politique de la transition dans une économie pétrolière le cas de l'Algérie.(Séminaire du CEPN(CNRS-Université Paris 13, organisé avec MEDITER(CEPN-MSH-Paris Nord Paris 14 novembre 2008), Cf. également de ce même auteur, La réforme économique en Algérie : entre rente et production in revue,Maghreb-Machrek n°166,12/10/1999 Cf..Mekideche M. L’Algérie entre économie de rente et économie émergente. Dahlab, 2000.et « Le secteur des hydrocarbures en Algérie : piège structurel ou opportunité encore ouverte pour une croissance durable ? ». Confluences méditerranéennes, automne 2009, n° 71, p. 157-170.
Cf. également, Bendib, Rachid L'État rentier en crise : éléments pour une économie politique de la transition en Algérie. Alger, Office des publications universitaires, 2006. 142 p.

6- La dépendance de l'économie algérienne à la rente pétrolière aggrave le marché noir titre un quotidien algérois dans son compte rendu des travaux du 1er colloque international sur l’économie informelle en Algérie. Cf. El Watan du 13/3/12

7- Parlant du « cas des pays victimes de la malédiction, tels que le Venezuela, l’Iran ou l’Algérie », Marie-Claire Aoun qui a consacré sa thèse de doctorat en sciences économiques à la malédiction pétrolière juge que : « depuis le début de l’exploitation pétrolière, le niveau de développement de ces pays n’a cessé de régresser ».Cf. Marie-Claire Aoun, La rente pétrolière et le développement économique des pays exportateurs, Thèse pour l’obtention du titre de docteur en sciences économiques, sur webu2.upmf-grenoble.fr

8- Cf. par exemple, Raouf Boucekkine et Rafik Bouklia-Hassane Rente, corruption et violence : l’émergence d’un ordre nouveau dans les pays arabes?Regards économiques n° 92, une publication des économistes de l’Université Catholique de Louvain Novembre 2011. Abderrahmane Mebtoul, Logiques rentières entre 1962/2011 et urgence d’une transition démocratique pacifique en Algérie.

9- Que peut la manne financière ou la « rente » face à la contestation ? C’est à cette question que se sont attelés à répondre les différents intervenants au 5ème panel du colloque international El Watan et IME, «le printemps arabe : entre révolution et contre--révolution ? ».Cf. El Watan du 26/9/2011.Cf. également : La rente pétrolière ne garantit plus la paix sociale.in Le Monde économie du 15/3/11.

10- Ainsi, le président d’honneur de l’organisation patronale algérienne FCE, Omar Ramdane, pense que « tous les Algériens ont une part de responsabilité dans cet engrenage. Du simple salarié, soutient-il, qui perçoit un salaire sans fournir aucun effort jusqu’au gros importateur qui fait d’énormes bénéfices sans penser à payer un centime au trésor public » Cf.journal électronique TSA du 15/3/12.

11- RevueTiers monde, Mutations des économies rentières au Moyen Orient-Tiers Monde-Année 2000-vol. 41 n° 163, sous la direction de Blandine Destremau.

12- Cf. Yacine Benabdallah, Economie politique de la transition dans une économie pétrolière : le cas de l’Algérie, article cité.

13- Idem

14- Blandine Destremau (sous la direction de), Formes et mutations des économies rentières au Moyen Orient, op. cité.

15- Idem.

16- Phillipe Hugon, Le « consensus de Washington » en questions, revue Tiers-Monde, t. XL, n° 157, janvier-mars 1999.

17- Ainsi un rapport du FEMISE concluait en septembre 2001 qu’ « ’il restait à l’Algérie, sur la voie de la libéralisation économique, 30% du chemin nécessaire pour approcher la situation de l’Union Européenne ». Rapport du Forum euro-méditerranéen des instituts de sciences économiques, séminaire des experts gouvernementaux sur la transition économique, 27-27 septembre 2001.

18- Ainsi, l’Algérie s’est retrouvée en 2007 parmi les pays qui protègent le moins leur industrie : 0% de droits de douane en moyenne alors qu’ils sont autour de 15% dans les pays voisins et de 22% en Egypte.Cf. Abdellatif Benachenhou à El Watan du 21/1/09.

19- Ali Mebroukine, spécialiste du droit des affaires à El Watan du 17/5/07(« Diversification de l’économie et sanctuarisation de la rente pétrolière »)

20- Cf. El Watan du 23/11/09.

21- Même le DG du FMI, Michel Camdessus, en visite à Alger les 19 et 20 janvier 2000, l’admet. Tout en « saluant les thérapies redoutables que les gouvernements précédents ont accepté d’engager » et qui, selon lui, «ont permis de redresser beaucoup de choses et de ramener le pays sur un sentier de croissance», il a estimé qu’elles étaient insuffisantes pour répondre à la demande, notamment, de l’emploi et du chômage et pour « dynamiser davantage l’économie algérienne». (D’après une dépêche de l’Agence de presse algérienne, APS du 20 janvier 2000). Quant au Président du FCE, Réda Hamiani, il estime que « le mode de gestion libéral a profité à l’informel à travers les importations sauvages». Cf. El Watan du 16 septembre 2009. Cf. aussi l’interview que celui-ci a donnée au quotidien électronique tout-sur-l-algérie.com du 22 novembre 2009.

22- Cf. L’interminable transition vers l’économie de marché, El Watan du 2/2/ 2008.

23- Cf. Hamid Temmar, La transition de l’économie émergente, références théoriques et stratégies politiques, in La Tribune du 12/12/2011.

24- Idem

25- Ali Mebroukine, spécialiste du droit des affaires à El Watan du 10/5/12

26- Le modèle « social-démocrate » qui prétendait construire une variante européenne du capitalisme a fini par basculer du côté anglo-saxon, « ce sont les normes et les règles des plus forts qui ont pris le dessus », constatent des économistes français d’inspiration socio-libérale. Cf. Le capitalisme est-il menacé, L’Express, octobre 2005.

27- Susan StrangeStates and Markets,New YorkSt. Martin’s Press 1994

28- Idem

29- Cf. Elisabeth Gauthier, Dé-mondialiser ou changer le monde ? publié le 12/7/11.(http://www.espace-marx.net) Cf également sur le même site, Nils Anderssen, Libérer le système des relations internationales des politiques des puissances.Colloque d’Espaces Marx, « Une crise de civilisation ? »,28/29 janvier 2011.

30- Le cahier des charges destiné à l’Etat, dans ce cadre, est consistant. On attend dans ces milieux, outre le traditionnel coup de pouce fiscal, des politiques sociales accommodantes en soutien au « processus de transition ».Abaisser le coût du travail, adapter (ou rabaisser ?) les qualifications et les formations aux besoins des entreprises. Ne pas pérenniser les gens dans l’emploi. Transférer une partie des charges sociales ou patronales sur l’Etat. Rendre plus flexibles les relations de travail, les embauches et les licenciements et les contrats non salariaux. Concernant la politique de privatisation : mettre les terrains en concession pour des durées déterminées et à des conditions fixées par des cahiers des charges. Céder les privatisables au plus tôt s’il le faut au dinar symbolique, privilégier les repreneurs nationaux pour toutes les entreprises ne nécessitant pas des fonds et un savoir-faire technologique, apport initial ne dépassant pas 5%, échelonnement des paiements sur 15 à 20 ans, possibilité de changer d’activité au cas où l’activité initiale n’est plus rentable, mise en concession du foncier.

31- Ce constat avait été relevé des le début des années 1980 par l’économiste Abdelatif Benachenhou qui note : « on ne voit pas par quel miracle, une bourgeoisie peut en même temps augmenter son pouvoir économique en acceptant d’être exclue du pouvoir politique.» Cf. Abdelatif Benachenhou, Planification et développement en Algérie, 1962-1980. SNED 1980.

 

 

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