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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

La passion décoloniale de Jean-Luc Einaudi, selon Edwy Plenel.

1951/2014. Photo DR

1951/2014. Photo DR

"Son œuvre rend hommage à la part de lumière du communisme dans sa version internationaliste, de fraternisation des peuples sans hiérarchie d’origine, de culture ou de condition".

Par Edwy Plenel, 1er septembre 2021

Cette année 2021 marque le soixantième anniversaire du massacre parisien du 17 octobre 1961. Dans « Ici on noya les Algériens » (Le passager clandestin), l’historien Fabrice Riceputi rend hommage au combat de Jean-Luc Einaudi pour le sortir de l’oubli. Extraits du texte que j’ai écrit pour soutenir ce livre salutaire.

« Sous le pont Saint-Michel coule le sang » : chaque fois que je franchis la Seine à cet endroit de Paris, que dominent la Préfecture de police et le vieux Palais de justice, j’improvise cette rengaine, dérivée du vers qui ouvre Le Pont Mirabeau, le célèbre poème de Guillaume Apollinaire. Apposée sur l’un des parapets, une plaque discrète témoigne désormais de cette tragédie, moins visible que les grandes lettres noires peintes à l’époque par des militants solidaires de la cause anticolonialiste algérienne, dont une photographie anonyme garde le souvenir : « Ici on noie les Algériens ».

La date du 17 octobre 1961 fait partie de notre histoire, et nous devons la regarder en face. C’est à Paris qu’une manifestation pacifique de travailleurs alors français – « Français musulmans d’Algérie », selon la dénomination officielle –, venus protester avec leurs familles contre le couvre-feu raciste qui les visait, eux et eux seuls, fut sauvagement réprimée par la police de la capitale, sur ordre de son chef, le préfet Maurice Papon. Une Saint-Barthélemy coloniale dont les historiens évaluent aujourd’hui les victimes à près de 300 morts, sans compter de nombreux blessés et des milliers d’interpellés, souvent expulsés vers des camps d’internement en Algérie. […]

À travers la figure exemplaire de Jean-Luc Einaudi, ce livre de Fabrice Riceputi  rend hommage à celles et ceux, historien·nes et militant·es, militant·es devenus historien·nes, qui ne se sont pas tus et qui ont choisi de parler. Et de parler clair et franc. (…)

Vingt ans auparavant, lors du trentième anniversaire du massacre, la parution en octobre 1991 de son livre, La bataille de Paris au Seuil, avait radicalement modifié le rapport de force dans l’affrontement entre le déni officiel et l’exigence de vérité. Non pas qu’Einaudi fut le premier ou le seul, bien au contraire.

 Il y avait eu, dès novembre 1961, Ratonnades à Paris de Paulette Péju, aux éditions François Maspero, immédiatement saisi par la police – Paulette Péju dont Gilles Manceron exhumera, en 2011, un manuscrit inédit, co-écrit avec son compagnon Marcel Péju, Le 17 octobre des Algériens. En 1983, le roman Meurtres pour mémoire, paru dans la « Série noire » de Gallimard, propulsait le massacre dans l’imaginaire national en même temps qu’il imposait un jeune écrivain, Didier Daeninckx.

En 1985, six ans avant La bataille de Paris, Michel Levine publiait, chez Ramsay, Les ratonnades d’octobre avec ce sous-titre : Un meurtre collectif à Paris en 1961. Enfin, en octobre 1991, en même temps que paraissait le livre de Jean-Luc Einaudi, l’association « Au nom de la mémoire » animée par Mehdi Lalaoui, éditait Le silence du fleuve sous la signature d’Anne Tristan, dont le texte poignant était accompagné d’une exhaustive recherche iconographique des preuves photographiques, notamment de l’indomptable reporter Elie Kagan, portant témoignage de la violence de la répression.

Mais ce n’est pas parce que la vérité était connue, établie par des témoins, illustrée par des écrivains, racontée par des associations, qu’elle était audible et, encore moins, entendue. L’événement Einaudi, c’est d’avoir mis fin à cette surdité dominante. Et de l’avoir fait grâce à un travail de recherche d’une ampleur alors inégalée, dont Riceputi raconte la genèse. Avec une infinie modestie devant l’ampleur de la tâche, doublée du fier sentiment d’accomplir une mission décisive, cet éducateur de métier s’est fait historien en forçant absences et silences.

Absences des témoins survivants du massacre qu’il alla patiemment retrouver puis longuement écouter en Algérie même, mettant en œuvre une pratique sensible de l’histoire orale qui donnait corps et chair à l’événement. Silences des archives, verrouillées et cadenassées, qu’il réussit à percer avec l’aide de deux archivistes révoltés par l’imposition de la raison d’État à la vérité historique, lesquels payèrent le tribut de leur audace, tels des lanceurs d’alerte en avance sur leurs institutions (…).

Ce faisant, Jean-Luc Einaudi est de ceux qui ont sauvé une génération, celle des engagements de 1968 et d’après (...) Refusant les tentations du reniement et du carriérisme, il transforma son militantisme partisan en engagement vital. De l’un à l’autre, il conserva la pratique de l’enquête de terrain, c’est-à-dire le souci de la parole des premiers concernés, la méfiance pour les généralisations abstraites et la recherche entêtée de la vérité des faits.

Resté éducateur pour la jeunesse, Einaudi se fit ainsi historien des obscurs et des sans-grade, dans le sillage de l’histoire du mouvement social théorisée et pratiquée par Jean Maitron, l’inventeur du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Car La bataille de Paris, prolongé en 2001 chez Fayard par une nouvelle enquête, Octobre 1961, un massacre à Paris, n’est qu’un titre parmi de nombreux autres d’une œuvre foisonnante où des investigations historiques inédites côtoient des portraits humains originaux. Tous ces travaux sont comme un pont jeté entre les deux rives de la Méditerranée, liant indissolublement les luttes émancipatrices en France et en Algérie. Einaudi donne ainsi vie aux causes communes partagées par des hommes et des femmes pour qui l’égalité n’était pas un mot abstrait mais une histoire vécue.

Son œuvre rend hommage à la part de lumière du communisme dans sa version internationaliste, de fraternisation des peuples sans hiérarchie d’origine, de culture ou de condition.

Commencée en 1986 avec Fernand Iveton, martyr du Parti communiste algérien, guillotiné sous un gouvernement socialiste dont François Mitterrand était ministre de la justice, elle se poursuivit en 1991 par une enquête sur un centre de torture, à Constantine, la ferme Améziane, dont les responsables n’ont jamais été inquiétés : deux livres publiés chez L’Harmattan.

Puis vint l’événement de La bataille de Paris, complété en 2009 par Scènes de la guerre d’Algérie en France, au Cherche Midi, et suivi d’autres enquêtes, non seulement sur la guerre d’Algérie avec Le dossier Younsi, aux Éditions Tirésias, dévoilement du procès secret et des aveux d’un chef du FLN en France – son dernier livre, paru en 2013 –, mais aussi sur cette jeunesse reléguée qu’il avait choisi d’accompagner professionnellement – Les mineurs délinquants, chez Fayard en 1995, et Traces, en 2006, aux Éditions du Sextant, plongée dans les registres d’écrou d’une maison de redressement sous l’Occupation.

Mais, de tous les livres d’Einaudi, ceux qui m’émeuvent plus particulièrement sont ses biographies des héros ordinaires de cette résistance farouche à l’injustice. Certes des hommes, tels Maurice Laban, Algérien communiste, internationaliste et, donc, indépendantiste (Le Cherche Midi, 1999) ; Georges Mattéi, franc-tireur, passeur de frontières et fabricant de faux papiers (Éditions du Sextant, 2004) ; ou Georges Arnold, ce prêtre du Prado dont la foi chrétienne fut d’entière révolte (Desclée de Brouwer, 2007). Mais aussi, et surtout, deux femmes dont les destins ont croisé la quête de Jean-Luc Einaudi. Et, sans doute, l’ont inspiré.

Un rêve algérien (PUF, 2001), sous-titré Histoire de Lisette Vincent, un femme d’Algérie, et Baya, d’Alger à Marseille (Non Lieu, 2011), biographie de la compagne de son camarade Jaques Jurquet qui fut une pionnière du féminisme en Algérie sous la bannière du Parti communiste algérien, sont des récits jumeaux.

Deux femmes engagées contre toutes les dominations, de classe ou de sexe, d’origine, de genre ou de race, sans en excepter aucune, sans hiérarchiser, trier ou relativiser. Deux hautes figures qui, au-delà de leurs proches, seraient plongées dans l’oubli sans ces portraits sensibles et généreux d’Einaudi. Deux belles personnes qui, grâce aux recherches de l’éducateur historien, se sont enfin retrouvées à la fin de leurs vies après avoir été camarades durant leur militantisme algérien.

Au-delà du 17 octobre 1961, le récit de Fabrice Riceputi donne à voir cet humanisme concret, tout en actes et tissé de précautions, dont sont empreints les travaux de Jean-Luc Einaudi. À l’image de sa vie même, celle d’un homme de conviction qui ne faisait pas carrière, habité par le salut des autres plutôt que par le souci de soi. S’il réussit si bien à nous le communiquer, c’est sans doute parce que Riceputi, qui fut aussi militant dans sa jeunesse, est de la même trempe. Professeur d’histoire en collège, il est ainsi l’artisan d’un exceptionnel tombeau numérique qui offre une sépulture virtuelle aux milliers de disparu·e·s de la guerre d’Algérie. Le site 1000autres.org recueille, rassemble et recoupe récits, témoignages, documents sur celles et ceux qui furent « enlevés, détenus clandestinement, torturés et parfois assassinés par l’armée française ». (…)

Blog : Les carnets libres d'Edwy Plenel

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