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Le blog de algerie-infos

"La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve" Djalāl ad-Dīn Rūmī (1207-1273)

L’historienne Malika Rahal : « La France n’a jamais fait son tournant anticolonialiste »

L’historienne Malika Rahal : « La France n’a jamais fait son tournant anticolonialiste »

La scène politique française actuelle est née d’un monde colonial, avec lequel elle n’en a pas terminé, rappelle l’autrice d’un ouvrage important sur 1962, année de l’indépendance de l’Algérie. Un livre qui tombe à pic, à l’heure des réécritures fallacieuses de l’histoire.

Par Rachida El Azzouzi, 2 juillet 2022. Mediapart

EXTRAITS

En 2022, la France reste-t-elle incapable de regarder en face son passé colonial ? 

Malika Rahal : Il n’y a pas de consensus sur la question coloniale comme il y a un consensus sur le fascisme ou l’esclavage. Dans ces domaines, il peut y avoir des voix discordantes mais où l’on est collectivement d’accord sur la condamnation.

La politique actuelle « des petits pas » développée par le président français masque mal l’absence d’une condamnation claire du colonialisme. Plus que cela, par la répétition des discussions autour de chaque geste accompli par Emmanuel Macron, elle « fatigue » la question coloniale, lui fait perdre de son feu. Elle fait passer ceux qui exigent un rejet net de la colonisation et de l’impérialisme pour de perpétuels insatisfaits qui ne sauraient pas accepter de bonne grâce les (petits) efforts de l’État français.

Mais la question coloniale n’est pas décorative. C’est une question de fond qui devrait interroger le regard des anciens pays colonisateurs non pas seulement sur le passé mais également sur le présent et sur l’avenir. La condamnation claire de l’impérialisme doit avoir des conséquences sur la définition des politiques étrangères d’aujourd’hui, et même sur les relations avec les départements et les territoires d’outre-mer.

Enfin, elle camoufle mal que la scène politique française actuelle est née d’un monde colonial. Le Front national est un héritier de la lutte contre les indépendances. Et parmi les petits pas du président Macron, la reconnaissance du « massacre de la rue d’Isly » a révélé qu’il était encore impossible de nommer de façon claire les crimes de l’Organisation armée secrète.

Que José Gonzalez, président d’un jour de l’Assemblée nationale et député RN, ait, devant des journalistes, fait mine d’ignorer les crimes de l’OAS rappelle précisément quel est l’ADN de son parti, au moment où celui-ci normalise sa position dans la vie politique.

Dans votre dernier livre justement, qui déploie 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, vous rappelez ce qu’est l’OAS en restituant le massacre du 5 juillet 1962 à Oran. Pourquoi cet événement est-il essentiel ?  

Je me suis rendu compte qu’on décrivait de façon fausse cet événement. Un discours militant avance la thèse que ce massacre a été voulu par un FLN qui voulait chasser les Européens d’Algérie. Or je n’ai trouvé cela dans aucune archive. D’abord, ce jour-là, les victimes ne sont pas seulement européennes, elles sont aussi algériennes, prises les unes et les autres dans des formes de violences vengeresses.

Ensuite, pour comprendre cette violence apparemment inexplicable, il faut bien faire de l’histoire, et se demander pourquoi cela se passe uniquement à Oran. En réalité, cela fait des mois que tout le monde sait qu’il se passe quelque chose de très particulier à Oran, qui est la plus grande ville en termes de proportion d’Européens : beaucoup sont d’origine espagnole et devenus français. C’est aussi la plus grande ville juive d’Algérie : les juifs sont devenus français depuis le décret Crémieux. 

Depuis le début de l’année 1962, c’est la ville où la violence de l’OAS est la plus forte. Le siège des quartiers européens par l’OAS, l’utilisation de snipers, de tirs de mortiers, les assassinats, les plasticages de domicile, tout cela accroît encore le sentiment de panique.

Ce ne sont pas seulement les Algériens qui sont visés, mais également les Français qui font le choix de partir. Non seulement c’est un déchirement de partir, mais en plus il faut partir secrètement, sans bagages, sans voiture. Cette violence est marquée par quelques attentats spectaculaires, notamment celui du 28 février dans le quartier de Medina Jdida, où explose une voiture, peut être deux. L’attentat fait plusieurs dizaines de morts.

Par cette enquête historique, vous souhaitez donc aussi mettre fin aux réécritures fallacieuses de l’histoire ?

Quand j’ai commencé à écrire ce livre, j’étais lassée de ce qui se répétait sur 1962. J’étais aussi déroutée par le fait de ne pas être assez armée en tant qu’enseignante pour répondre aux tentatives de mettre à équivalence l’OAS et le FLN en 1962. J’étais également sidérée par la domination de ces récits tragiques de 1962. Comme si ceux qui en 1962 pouvaient se sentir victorieux étaient inexistants. 

C’est pour cela que vous faites le choix de raconter l’indépendance vue d’en bas ?

J’étais frustrée par les nombreuses réactions de déploration en France et en Algérie lorsqu’on parle d’indépendance. En France, pour de bonnes raisons, on se préoccupe des pieds-noirs qui quittent l’Algérie et s’installent en France dans des conditions difficiles. Un certain nombre de harkis, accusés d’avoir collaboré avec la France, rejoignent l’Hexagone, certains vont vivre dans des camps jusque dans les années 80. Il y a donc matière à étudier cette histoire terrible.

Derrière 1962 et ses histoires tragiques, il y a aussi une formidable victoire contre le colonialisme, le retournement d’un phénomène de domination et d’exploitation.

Côté algérien, paradoxalement, la déception recouvre également les choses, au moins dans l’espace public où ce qui domine est la référence à la crise politique du Front de libération nationale (FLN) en 1962. Cette crise, et les combats entre Algériens de l’été, sont souvent utilisés pour expliquer tout ce qui ne va pas dans le pays par la suite. 

Pourtant, derrière ces histoires tragiques, il y a aussi une formidable victoire contre le colonialisme, le retournement d’un phénomène de domination et d’exploitation qui a marqué l’histoire du monde au XIXe et au XXe siècle. À l’échelle de l’histoire du monde, c’est une avancée décisive. 

On sent ce caractère victorieux heureux, mais aussi le caractère complexe de ce moment, dans les récits qu’on n’utilise pas beaucoup dans l’espace public ou les médias en Algérie, mais qu’on emploie dans le domaine de la famille, du quartier. Il ne s’agissait pas de transformer un événement tragique en événement exclusivement heureux, mais de montrer une vision plus nuancée en mêlant les différents degrés de récits publics et intimes. 

Comment avez-vous travaillé pour restituer cette dimension révolutionnaire populaire ?

J’ai trouvé les réponses à partir du moment où je me suis posé les bonnes questions. Dans une situation où il y a peu d’écrits, j’ai beaucoup utilisé la comparaison et la réflexion théorique : les historiens ont bien étudié la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, la fin de la guerre de Sécession aux États-Unis, et ils ont un peu étudié la fin de la guerre d’Afghanistan en Union soviétique. 

J’ai aussi utilisé diverses sources disparates, tout ce que j’ai pu trouver. Par exemple les témoignages des anciens combattants. Pour eux, 1962, c’est la fin de la guerre, c’est souvent là que se termine leur récit, mais parfois, ils vont plus loin, jusqu’en 1963 ou 1964. J’ai essayé d’en avoir le plus grand nombre. Beaucoup d’anciens combattants, quelques anciennes combattantes, ont écrit leurs Mémoires de guerre. D’autres, plus jeunes, commencent à raconter leurs souvenirs d’enfance et évoquent également l’indépendance. 

J’ai également utilisé des travaux de journalistes : en 2012, pour le cinquantième anniversaire de l’indépendance, le journal El Watan avait fait toute une série de portraits et d’entretien avec des hommes et femmes qui avaient vécu l’indépendance.

1962 est aussi une année très photogénique…

On a beaucoup d’images, notamment des images des événements les plus célèbres, par exemple le 5 juillet à Alger ou le 3 juillet. L’auteur de la photo qui fait la couverture de mon livre, Jean-Paul Margnac, l’a prise le 3 juillet. Il a fait une série incroyable en Kodak, avec une très belle couleur. Il arrive à restituer le mouvement des corps, la vitesse et l’excitation. 

On a quelques photos privées mais elles sont difficiles à collecter. Elles sont parfois postées sur les réseaux sociaux. Je pense à une personne qui montrait une photo de lui, en 1962, dans les bras de sa mère. Elle porte une veste de treillis qui avait appartenu à son mari, tué au maquis, comme pour le rendre présent. 

Vous segmentez cette année charnière en trois axes : la violence, l’espace et le temps. Pourquoi avoir privilégié ce découpage ?

1962, c’est la fin d’une guerre, donc se pose la question de la violence. On sait que dans d’autres conflits, le moment de l’arrêt des combats peut être un moment de violence accrue. Ce fut le cas à la fin de la Seconde Guerre mondiale en France : des historiens considèrent que c’est une guerre civile, c’est étonnant de violence. 

La question de l’espace renvoie à celle de la souveraineté, de l’accession à l’indépendance, de la fin de la colonisation. Ce qui m’a presque émue, c’est à quel point, à part la souveraineté, l’armée, l’État, les frontières, toutes ces questions d’espaces..., 1962 a permis de se réapproprier l’espace individuel, familial. 

Pour les Algériens de 1962, les événements qui se déroulent partagent le temps : avant même d’être achevées, la colonisation et la guerre sont rejetées dans le passé.

On se déplace, on voyage, on fait des pèlerinages vers les anciens lieux que l’on a perdus, on retourne par exemple sur les terres qu’on a perdues à la colonisation, on part en quête des corps. Les anciens combattants, eux, au moment où on décrète le cessez-le-feu, voient leur regard sur le paysage changer. Ils ne voient plus dans ce paysage une ressource pour le combat, un lieu pour se cacher parmi les arbres, créer des casemates souterraines, mais découvrent un paysage poétique où ils écoutent le chant des oiseaux, tout en sachant que leurs camarades sont morts dans ces espaces. 

Et la question du temps est la question centrale. Je montre que pour les Algériens de 1962, les événements qui se déroulent partagent le temps : avant même d’être achevées, la colonisation et la guerre sont rejetées dans le passé, par exemple par le fait d’en raconter les histoires, de donner aux rues les noms des martyrs, de publier une histoire de la guerre en bande dessinée dans la presse. Et la projection vers l’avenir est puissante car il faut construire l’indépendance. La force de ce partage du temps est ce qui fait de 1962 une révolution.

Après « Algérie 1962, une histoire populaire », vous pourriez écrire « Algérie 2019, une histoire populaire » ? On dit en Algérie que le Hirak, le soulèvement pacifique qui a provoqué la chute d’Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir pendant vingt ans, a représenté une deuxième indépendance. 

On pourrait aussi faire « Algérie, 1988 à 1992, une histoire populaire », pour évoquer l’autre grande séquence d’effervescence au moment où le pays connaît une ouverture démocratique. Il nous reste à savoir dans quelle mesure 2019 a changé en profondeur l’histoire du pays. C’est presque encore trop tôt pour un historien de le dire. Mais c’était particulier de suivre le Hirak alors que j’avais déjà écrit le chapitre les festivités de 1962 et que je retrouvais beaucoup de similitudes.

J’ai été frappée de reconnaître, comme chez les Algériens de 1962 qui disaient « on ne dort pas », un état de surexcitation, un mélange d’angoisse et d’excitation, de joie et d’anxiété de ce qui allait se produire. On est presque neuf ans après les révolutions en Égypte, en Tunisie. On y va mais avec une conscience plus claire et plus aiguë que les lendemains peuvent aussi être douloureux. 

Si revient l’idée que le Hirak est une deuxième indépendance, revient aussi constamment cette idée que l’armée, qui fait et défait depuis 1962 les présidents, a confisqué l’indépendance au peuple algérien. Ce cycle ne finira jamais ? 

C’est une des questions les plus difficiles que de savoir comment changer un État en profondeur. Mais pour savoir comment changer les choses, il faut être capable de les décrire et de les analyser. Il faut en faire aussi l’histoire pour aller au-delà des propos répétés souvent de façon simpliste.

Nous continuons d’avoir besoin de travaux portant sur l’histoire de l’Algérie depuis son indépendance, qui permettent de décrire non seulement le régime, mais aussi le rapport que les Algériens entretiennent avec leur État et avec leur armée. Ça nous aiderait à commencer à répondre à votre question.

Le logo choisi pour le soixantième anniversaire de l’indépendance ne présente que l’armée, comme si le pays n’avait pas également instruit des générations d’étudiants, construit, nourrit...

L’Algérie va organiser un grand défilé militaire ce 5 juillet, pour marquer le soixantième anniversaire de son indépendance. Le moment est aussi celui d’une tension extrême avec son voisin, le Maroc. Comment analysez-vous ce choix ?

On assiste depuis plusieurs mois à une forme de militarisation du discours. Il se voit par exemple dans le logo choisi pour le soixantième anniversaire de l’indépendance, qui ne présente que l’armée, comme si le pays n’avait pas également instruit des générations d’étudiants, construit, nourrit... Ce choix ne reflète pas tout ce que le pays a édifié. La militarisation de l’image du pays peine à faire rêver, malgré l’attachement de beaucoup d’Algériens à leur armée. 

Dans le même temps, la tension naît aussi de ce qu’il se passe au Maroc : la puissante intervention américaine qui parvient à imposer la normalisation avec Israël n’était pas extrêmement inquiétante. Mais cette offensive économique, diplomatique, militaire en différents points dans le monde arabe, trouve l’un de ses théâtres aux frontières de l’Algérie.

Vous menez avec le projet Mille autres.org un travail considérable sur les disparus de la guerre, au cœur d’ailleurs d’une série en cours sur Mediapart. Vous leur consacrez un chapitre de votre livre. Pour ne pas les laisser à la disparition ?

On travaille sur les victimes de disparitions forcées durant la « bataille d’Alger » en 1957. Mais il y en a eu ailleurs et à d’autres moments, partout dans le pays. Il s’agit de raconter ces victimes de disparition forcée – un crime de guerre – avec l’espoir fou d’apporter des éléments de réponse à leurs proches qui continuent de vivre le deuil d’un corps disparu. Mais il s’agit aussi de raconter à travers elles une histoire de l’Algérie.

Pour les familles de tous les disparus, 1962 est un moment très particulier. Même convaincues de la mort des leurs, elles retrouvent, avec le retour des prisonniers, la libération des camps de détention, des bagnes et des prisons, l’espoir fou de les voir revenir, ou au moins d’en savoir plus sur leur disparition.

Ces histoires nous révèlent aussi le transfert de souveraineté d’un point de vue administratif. En septembre 1962, la préfecture algérienne d’Alger met en place une unité de recherche spécifique, les familles viennent y déclarer leurs disparus, des petites annonces sont publiées dans la presse. On voit également comment, à partir d’octobre, des décrets permettent d’inscrire ces disparus comme des morts, même si le corps est absent.

Des mesures sont alors prises pour faciliter le fait de pouvoir vivre avec la disparition : permettre les héritages, les remariages. Et il y a des histoires très émouvantes d’enfants de disparus qui, comme d’autres enfants de martyrs, reçoivent une petite pension. Un dinar par famille par jour, plus un dinar par enfant et par jour. Plusieurs m’ont dit : un dinar, c’était un pain. C’est une somme modeste mais qui, pour une famille, peut tout changer.

Source : Mediapart.fr

 

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